Courrier envoyé de Reims le 24 mai 1940

Courrier adressé à André Brunessaux (qui se trouvait à Trouville à ce moment-là) par son neveu Jacques Brunessaux

Reims le 24 mai 1940

Mon cher Oncle,

Étant à Châlons hier après-midi, j’ai obtenu après beaucoup de démarchez auprès du contrôle militaire, la communication pour Trouville. Malheureusement, il était déjà 5 heures, et j’ai été renvoyé à 7h ¼ à la fermeture de la Poste sans t’avoir obtenu, Paris ayant été trop surchargé. Enfin j’espère que cette lettre ne tardera pas à te parvenir.

Je reprends ma lettre après un petit séjour à la cave abri de l’usine à cause d’une bataille aérienne assez sérieuse, mais ça c’est supportable, et moins dangereux que lorsque les avions de chasse n’ont pas le temps de décoller, ce qui est arrivé il y a une heure, mais je te le raconterai peu après.

Après bien des recherches, j’ai casé assez mal d’ailleurs les miens à Châteauroux, et pressentant le besoin de ma présence à Reims, ai voyagé toute la nuit pour arriver à Châlons à 5 h du matin. Pierrette qui ne veut à aucun prix me quitter ayant passé la zone dormant dans une couverture. C’était lundi matin et j’ai réveillé Roger pour lui demander des nouvelles. Il ne dormait pas trop d’ailleurs, la ville étant déjà en alerte.

Il m’a conseillé de voir de suite Mauroy, car ses chefs commençaient à s’impatienter après moi. Je l’ai vu e suite, tout s’sert très bien arrangé pour moi et j’ai pris rendez-vous avec lui, son camion et huit hommes de corvée pour 9 h du matin. Je suis allé aussitôt voir le Lieutenant Moreau chargé du ravitaillement général pour les suifs. Encore couché lui aussi il était bien content de me voir et m’a promis de donner immédiatement les instructions nécessaires à un nommé M. Dardenne habitant rue de l’Union Foncière à Reims, chargé de l’évaluation rémoise pour le ravitaillement militaire. Aussitôt revenu à Reims, j’ai trouvé sa maison à Reims, mais fermé et me suis informé à l’Intendance qui m’a prévenu qu’il s’était sauvé lui aussi… Moi qui voulait faire ronfler cette évacuation, j’étais bien embêté, d’autant plus que la Poste de Reims est transférée à Châlons et qu’on ne peut plus téléphoner ou écrire. Enfin là-dessus Mauroy est arrivé avec ses hommes et deux camions et avons chargé les wagons pendant trois jours jusqu’à 9 heures du soir, soit lundi, mardi et mercredi.

Nous avons ainsi évacué près de 100 tonnes mais on peut dire grâce en grande partie à la flèche équipée des chevaux de Grange que j’ai pu récupérer en liberté chez lui, car il m’avait prévenu de leur abandon lors de son départ comme moi jeudi dernier 16. Je les soigne comme il faut d’ailleurs à l’usine ou ils sont à l’écurie, car Brecion, lors de la grande panique a pris avec mon assentiment le petit camion avec les deux chevaux que je sauvais ainsi des Allemands qui étaient réellement à Berry-au-Bac de l’autre côté de l’Aisne jusqu’à Rethel, il a pu déménager ainsi quelques ouvriers avec lui dont la famille Chappuis.

Je ne sais rien des autres, sinon que les deux Mesdames Mobillion sont parties à Paris avec les camions et les trois hommes de Nerson à qui j’ai fait rejoindre leur patron.

Je reprends ma lettre ce matin 25, car je suis obligé d’être partout à la fois, abandonnant hier soir ma lettre pour obtenir de Bride les laisser-passer inaugurés d’hier même, nous permettant de séjourner et de quitter et revenir à Reims, que nous avons d’ailleurs obtenu mais après un mal formidable, après de nombreuses démarches, renvoyé de la gendarmerie à la place, de là au Commissariat etc. Enfin nous sommes en règle, mais n’avons pu malheureusement obtenir des casques à la Place, qui n’en  plus un seul tout étant emballé, eux-mêmes devant quitter très prochainement.

Donc les cuirs ayant été terminés totalement mercredi soir, je suis allé le lendemain matin à Châlons voir le lieutenant Moreau, mais qui se trouvait justement à l’hôpital, s’étant écorché le doigt. Je suis allé voir son remplaçant à Ecueil près de Pargny de 6 h du soir à 8 h du matin littéralement débordé, furieux des lenteurs militaires et occupé actuellement à déménager près de deux millions de  tonnes de marchandises au Port sec.

Enfin j’ai pris rendez-vous avec lui pour le lendemain matin à 8 h chez le colonel Guiot pour obtenir des wagons, mais n’avons pas trouvé cet intendant à l’heure indiquée. Second rendez-vous avec le bureau de l’évacuation militaire, 13 boulevard Foch à 2 heures pour essayer d’obtenir satisfaction. En attendant, nous mangeons tranquillement rue Caqué dans le jardin par un temps magnifique, lorsqu’ vers 1 h ½ arrivent sans crier gare 9 avions de bombardement allemands très bas au-dessus de la ville et nous nous précipitons dans la cave, nous entendons les sifflements très proches des torpilles, suivis de détonations d’explosions à tout casser.

Un quart d’heure d’émotions mais ne voulant pas rater mon rendez-vous nous nous rendons au 13 boulevard Foch. Hélas pour les suifs et heureusement pour nous à un quart d’heure près, deux torpilles y étaient justement tombées blessant un lieutenant, tuant son bouledogue fétiche, et incendiant un bâtiment. Inutile naturellement de demander des wagons pour le lendemain dans cet instant ou tout le monde sur à grosses gouttes.

Je les laisse donc se remettre de leurs émotions car surpris par la rapidité de l’attaque, ils avaient à peine eu le temps de descendre les premières marchez de la cave (ce sont les caves Villé) en face d’un kiosque à journaux dans les promenades.

Bref, nouveau rendez-vous pour le lendemain, soit ce matin même avec Dardenne à 9 h, mais voilà, toujours la poisse, j’étais seul au rendez-vous dans le nouveau local de l’évacuation militaire, transporté u peu plus loin et depuis ce matin je cours après de fameux Dardenne, et d’accord avec le capitaine de l’évacuation, je peux avoir des wagons, si moi-même puis obtenir des hommes de corvée et un embranchement sur le comptoir Français, car je n’aurais comme transport pour les 140 tonnes que la flèche attelée aux deux  chevaux dont une jument prête à accoucher, et ce serait beaucoup moins loin que de courir à la République. Donc je poursuis actuellement Mauroy occupé à déménager Haution (ses machines) pour l’obliger à me conserver sa corvée pour demain main et Dardenne pour obtenir l’embranchement des comptoirs. Enfin ne te fais pas de bile, je fais l’impossible pour évacuer dans le plus bref délai possible ces suifs qui représentent la fortune de tous les nôtres. Pierrette et moi avons tout le sang-froid nécessaire bien que passant par toutes sortes de couleurs et d’angoisses. En effet, sans essayer de craner comme au début, nous filon maintenant dans les caves aussi tôt le bruit d’un avion allemand. Nous savons en effet maintenant ce que sont les effets d’un bombardement de 5 minutes et avons ainsi vu au moins plus de 100 maison entièrement détruites et assez près de l’usine dont la boucherie de Majerus entièrement démolie hier à 1 h ½ également, ainsi que l’Éclaireur de l’Est, Devred, une bonne partie du cours Langlet, et surtout l’avenue de Laon, autour de l’église Saint-Thomas dont il ne reste plus un seul vitrail. La place Luton a été elle aussi très touchée. Il  est également tombé deux torpilles à deux mètres des Docks des Laines, un pan de mur est tombé, plus de carreaux du tout ou ce qu’il en restait tout au moins des Anglais, sui sont partis d’ailleurs comme des fous abandonnant tout sur place. Un gros éclat a crevé le plafond d’un bureau des Docks dont toutes les portes se sont ouvertes par le déplacement d’air. Comme tu as pu le voir, la ville est absolument déserte, nous avons un mal de chien a obtenir quelques conserves des soldats pour manger et surtout le soir cherchons à nous abriter des pillards et des espions pour la nuit, car il n’y a plus à Reims que des maisons fermées ou démolies, des ordures partout, des chiens affamés qui ne demandent qu’à vous mordre et des coups de révolver ou de fusil Lebel.

Dernièrement une bande de soldats pillards, perdus de leurs unité mitraillés sur le front par l’avance motorisée, a essayé de voler des voitures dans un garage de la rue de Vesle, mais s’est heurté à quelques gardes et il s’en est suivi une fusillade. Donc, nous avons couché aussi loin que possible des voies ferrées dans un appartement tout petit ou nous ne sommes pas perdus et bien serrés l’un contre l’autre.

L’avance allemande seulement à 20 kilomètres d’ici et nous entendons une canonnade formidable avec grands feux d’artifice et sommes allés demander asile autour de Reims à P., l’éleveur de porcs sur la route de Pargny près des Mesneux, qui très chic nous a logé et vendu quelques victuailles pendant deux jours. Mais nous ne pouvions y dormir tranquillement à cause des rats qui sillonnaient notre chambre et des cheveux qui remplaçaient le vermicelle dans notre soupe.

Bref, depuis hier soir, nous vivons compétemment à l’usine et y couchons avec mon révolver et mon fusil de chasse sur la table de nuit dans la maison de Mobillion.

Comme tu le vois, vie originale, tu sais que j’aime ça et ma femme aussi, il n’y a qu’à souhaiter pour tous qu’une bombe ou l’avance allemande, s’ils ont envie de champagne, n’arrêtent malheureusement le sauvetage de ces 800.000 francs.

Nous commençons à nous organiser malgré tout comme il faut, ayant repéré une seul et unique boulangerie à Reims et une compagnie de pionniers établis récemment dans la villa de Tinqueux, qui nous a donné hier un peu de porc frais, car tous les cochons ainsi que les vaches s’en vont dans la campagne abandonnée à eux-mêmes et le garde champêtre de Tinqueux a fait parquer une trentaine de porc et moutons dans notre tennis.

Voilà pour l’instant toutes les nouvelles, comptes sur moi pour tout.

Maintenant, aussi tôt expédiés les suifs je dois obtenir de Mauroy un ordre de mission pour revenir à Châteauroux terminer les comptes cuirs de mai et lui reporter et me mettre à sa disposition en tant qu’affecté spécial dans les cuirs dans empli et je crois qu’il nm garderons à Châlons ou au Mans où ils irons si cela va plus mal.

Je pense avoir des nouvelles de Lefebvre à Saint-Palais ou Châteauroux pour terminer les comptes cuirs et je pense alors avoir de tes nouvelles que je te demande d’adresser à M. Brunessaux chez M. Doré, chemin La Concorde à Châteauroux. Il me semble qu’il serait préférable que tu reprennes la comptabilité aussitôt mon départ pour l’armée avec Lefebre pour liquider avec lui des dernières opérations de l’affaire, règlements, etc.

Je t’écrirai à nouveau dans quelques jours pour te tenir au courant et dans cette attente, t’envoie mais meilleurs amitiés en te priant d’avoir entière confiance en moi pour me débrouiller très bien ici.

Jacques Brunessaux

Le papier à en-tête à l’époque de la création de l’entreprise par le grand-père de Jacques Brunessaux

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