Les gargouilles de trottoirs Houlon à Reims

Par Anne Jacquesson, juillet 2023

Plusieurs fonderies sont créées à Reims à la fin XIX^e ou au début du XX^e siècles. Parmi elles, la fonderie Houlon a laissé des traces toujours visibles que nous piétinons allégrement aujourd’hui lorsque nous marchons dans les rues ! En effet, certains éléments de voirie en fonte qui recueillent les eaux pluviales au sortir des descentes d’eau et qu’on nomme gargouilles de trottoirs, portent encore la marque « Gustave Houlon », comme ci-contre, rue Paul Adam.

Qu’est-ce qu’une gargouille de trottoir ?

La pluie qui tombe sur un toit est recueillie par le chéneau (ou gouttière) situé horizontalement, au niveau de la partie inférieure d’un pan de toiture, puis elle est évacuée par un tuyau de descente d’eau en façade du bâtiment. Ce tuyau vertical arrive au pied du bâtiment. De là, la gargouille de trottoir (une sorte de tuyau, de section carrée) conduit l’eau « dans » le trottoir jusqu’au caniveau de la rue (voir schéma à gauche sur photo de l’Hôtel Maupinot en 1919).

Contrairement à la descente d’eau verticale, la gargouille de trottoir est horizontale. Située au niveau du sol, elle est donc facilement encrassable. C’est pourquoi, elle est percée d’une ou plusieurs fentes centrales afin d’être curée facilement. Elle est composée de plusieurs éléments (le sabot qui accueille la descente d’eau, la gargouille proprement dite, et le bec).

Pourquoi certaines gargouilles portent-elles le nom Houlon ?

La famille Houlon

Jérôme Houlon, marchand de fer, est né à Mars-sous-Bourcq, non loin de Vouziers dans les Ardennes, en 1797. Il s’installe à Reims, entre 1817 et 1831, au 24 rue des tapissiers (devenue depuis rue Carnot) où il tient un commerce de quincaillerie. Son épouse, Marie-Anne Julliard, originaire d’Orbais-l’Abbaye, y met au monde 3 fils : (Pierre)Jules en 1831, Félix en 1835 et Amédée en 1841. Elle meurt peu après la naissance du benjamin en 1845. Jérôme meurt 5 ans plus tard en 1850 (voir plus loin le schéma simplifié de la famille).

L’aîné des fils, Jules (1831-1894), poursuit le commerce de quincaillerie à Reims et a de nombreux enfants. Deux d’entre eux, Jules Henri (1856-1913) et Georges (1865-1937) agrandissent le magasin du grand-père et du père dans un nouvel immeuble construit au début des années 1890, au même emplacement approximativement, 24 et 26 rue Carnot. Ce magasin, « Au vase de fer », propose au moins 15 000 articles différents de fers, fontes et quincaillerie et connaît un rapide développement.

Ci-contre à gauche, couverture du catalogue du magasin Houlon Frères, sans date mais publié avant 1914. Ci-dessous, façade du magasin, rue Carnot, au début du XX^e siècle et, photo suivante, une vue de l’intérieur du magasin à la même époque.

Après les destructions de la guerre 14-18 et la reconstruction de la ville, le magasin ouvre à nouveau au 18 rue Carnot.

En 1911, un entrepôt est créé au 47 de la rue Lecointre puis un autre rue Saint-Thierry dont on voit des photos ci-dessous datant d’avant-guerre.

Le second fils du grand-père Jérôme, Félix, devient également marchand de fer mais aussi fondeur, rue Bertin. En 1873, c’est Félix qui fond le Christ de la rue du Jard que l’on nomme « la croix du Jard ». Et c’est son propre fils, Gustave Houlon (1864-1930) qui développe la fonderie au début du XX^e siècle. Située aux 86 et 88 rue Gosset, la fonderie construite en 1903 emploie entre 25 et 30 ouvriers avant 1914. Elle est détruite lors de la première guerre mondiale puis partiellement remise en route le 15 mars 1922 avec 7 ouvriers. Ci-dessous, à gauche, vue du catalogue 1929 de la fonderie de Gustave Houlon.

Gustave ne manque sans doute pas de vendre sa production dans le magasin de ses cousins par l’intermédiaire de leurs catalogues ou de ses propres catalogues. Ci-dessous, à droite, vue de la page des gargouilles de trottoirs dans le catalogue des cousins, avant 1914.

.

A quand remonte l’installation des gargouilles de fonte dans les trottoirs de la ville ?

La loi du 7 juin 1845 rend obligatoire la construction de trottoirs dans toutes les villes de France mais la municipalité de Reims charge l’administration d’y réfléchir en 1847 … et la construction des premiers trottoirs ne débute véritablement que dix ans plus tard. Entre temps, en 1850, la ville de Reims rédige son 1^er règlement de voierie. Il prévoit l’écoulement des eaux pluviales et ménagères dans des « caniveaux sous les trottoirs », en fonte ou en pierre recouvert d’une plaque de fonte carrelée arasant exactement la surface du trottoir (art.42). L’administration locale tente de s’accorder, du moins dans les textes, avec les lois et décrets nationaux.

Pourtant, sur les rares photographies de Reims prises par Amédée et Eugène Varin vers 1854, on ne voit aucune gargouille de trottoirs (exemple ci-contre avec Vue de la cathédrale). Les descentes d’eau pluviale sont toujours pourvues de « dauphins » qui rejettent l’eau directement sur des « esquisses de trottoirs », séparées de la chaussée par une rigole d’écoulement des eaux.

Ce n’est que dans les années 1860 que le pavage du centre-ville se termine. « Reims briguait la réputation d’être une large, longue et belle ville, et sa municipalité d’alors ne refusait pas d’y prêter la main. Ceux qui voyagent savent combien le pavage de notre cité est remarquable en comparaison d’autres, dans la plupart des villes de France et de l’étranger. » raconte Eugène Dupond dans La Vie Rémoise de 1865. Vantardise ? Dès les années 1870, les habitants se plaignent du mauvais état des rues et demandent la réparation des trottoirs endommagés, sans compter que les rues des faubourgs ne sont pas encore pavées !

En 1888, un arrêté municipal prescrit le nettoyage obligatoire des « caniveaux en fonte de trottoir », ce qui prouve que le mot de gargouille n’est pas encore adopté mais que leur existence est effective. Il est difficile de savoir à quel moment exactement a lieu l’installation des premières gargouilles et qui les a fournies. Cependant, la date inscrite sur certaines gargouilles ultérieures (« Reims Type 1882 ») est un bon indice. Certainement, à la fin du XIX^e siècle, au moment où la fonderie Houlon se développe, la ville installe peu à peu ces éléments dans les trottoirs. Le règlement (rémois) de grande et petite voirie de 1894 adopte le mot « gargouille ».

Mais, avec la création progressive des égouts, des décrets nationaux visent à supprimer les gargouilles de trottoirs au profit d’un raccordement direct des descentes d’eaux pluviales aux égouts ! Manifestement, les différents décrets ne seront guère suivis d’effets à Reims puisque l’installation des gargouilles se poursuit à bon train alors même que le tout à l’égout est installé.     

De nombreuses photos prises au début du XX^e siècle, avant et pendant la première Guerre Mondiale, témoignent de la présence de ces gargouilles de fonte.

Ci-dessous, les superbes autochromes de Paul Castelnau et Fernand Cuville en sont deux exemples :

De nombreuses gargouilles Houlon après-guerre

En 1906, Gustave Houlon obtient les adjudications des caniveaux et conduites en fonte, des bouches et regards d’égouts.

Durant la première Guerre Mondiale, Gustave Houlon, conseiller municipal depuis 1898, est un de ceux qui restent au côté du maire dans la ville bombardée. On le voit ici (photo de gauche) derrière Jean-Baptiste Langlet, maire de Reims, dans la cour d’honneur de l’Hôtel de ville incendié en mai 1917.

Pendant la guerre, la fonderie Houlon est détruite. Gustave Houlon perd son jeune fils de 20 ans qui meurt à la guerre en 1916.  En 1917, la municipalité, devant l’urgence des travaux de réfection à effectuer, passe un contrat avec la Société des Hauts-Fourneaux et Fonderies de Pont-à-Mousson. Quelques rares gargouilles subsistent à ce nom, sans doute de cette époque, dont une rue Chabaud (voir la photographie).

Après la guerre, une fois la fonderie partiellement remise en route, les nouvelles municipalités vont favoriser son entreprise.

En effet, Charles Roche, lui-même fondeur, est élu maire lors de la Reconstruction, du 11 décembre 1919 au 14 mai 1925. Sous sa mandature, en 1922, un nouveau règlement de police de voirie est arrêté. Une série d’articles sont consacrés aux trottoirs et eaux pluviales. Pour exemple : « L’écoulement des eaux pluviales et ménagères ne se fera jamais à la surface des trottoirs, mais dans des gargouilles en fonte, du type réglementaire, encastrées dans les trottoirs sans saillies ni dépressions. » (Art. 58) En 1926, sous le mandat suivant de Paul Marchandeau, Gustave Houlon obtient le marché des gargouilles de trottoirs pour la ville de Reims, tandis que l’autre grande fonderie de Reims qui appartient à Charles Roche obtient le marché des bouches et regards d’égouts.  Il n’est donc pas étonnant de trouver un nombre important de gargouilles issues de la fonderie Houlon dans les rues de la ville reconstruite !

Aujourd’hui, elles sont encore très fréquentes sous nos pieds. Ci-dessous, rue Voltaire, une gargouille composée d’un ensemble de 3 éléments dont chacun porte le nom de Gustave Houlon.

À gauche, le H de Houlon disparaît sous la grille (et peut-être même le prénom). On remarquera que le prénom de Gustave est parfois remplacé par son initiale et que l’emplacement du nom est très variable sur les gargouilles ainsi que la mention « Reims ».

Il faut parfois avoir de bons yeux pour repérer dans la fonte usée par les pas, la marque du fondeur, comme ci-dessous, rue du Jard ! Cependant, pas de doute, il s’agit bien d’une gargouille fondue par Gustave Houlon, identifiable grâce aux initiales GH.

On remarque encore que le dessin imprimé dans la fonte n’est pas habituel. Au long des années, le motif décoratif a pu changer. Il est difficile, en l’absence de documentation suffisante, de dater les motifs et donc les gargouilles produites. Ci-dessous, quelques autres exemples de gargouilles portant la marque Houlon dans les rues de Reims : de gauche à droite, rue Bacquenois, rue Chabaud et, les 2 dernières, rue des Poissonniers. Parfois, seul le nom Houlon apparaît.

Le motif traditionnel « carrelé », que l’on retrouve sur de très nombreuses gargouilles de trottoirs signées ou non, n’est pas distinctif de la fonderie Houlon. On l’observe très fréquemment, chez de multiples fondeurs dont le célèbre Antoine Durenne (ci-dessous, rue du Jard encore) dont on trouve des gargouilles en nombre à Reims.

Les fonderies de Tusey, Hochard, Capitain-Gény, Val d’Osne, Cornaud, etc., proposent des fontes pour voirie avec ce même motif à la fin du XIX^e siècle et au début du XX^e siècle.

Fin de l’histoire

Gustave Houlon qui s’était marié le même jour que son cousin Georges, l’un des fondateurs du magasin « Au vase de fer », meurt pendant de l’enterrement de sa femme, le 19 décembre 1930 ! Après 1930, son fils aîné, Marcel (René) Houlon, prend-il la tête de l’entreprise ? En 1933, c’est la fonderie Bayard et Saint-Dizier (Haute-Marne) qui fournit Reims en gargouilles. La fonderie Houlon ferme ses portes en 1934 (mais le magasin Houlon Frères perdure).

Dans les années 1950, la fonderie Adin frères, Courtois & Cie occupe les locaux des 86 et 88 rue Gosset. Les gargouilles produites alors portent l’estampille AC (comme à gauche, rue Bacquenois). Elles ne sont pas rares à Reims.

Peut-être est-ce cette même fonderie qui produit les nombreuses gargouilles sur lesquelles on peut lire « REIMS TYPE 1882 » ou « REIMS TYPE 1950 » comme rue Chabaud, ci-contre à droite ?

À l’époque actuelle, le service de la voirie de la ville de Reims fait appel à des fonderies de Brousseval, haut lieu de la fonderie haut-marnaise depuis le début du XIX^e siècle : la Fonderie de Brousseval et Montreuil (FBM) et la fonderie SOVAL (filiale de Brousseval et Montreuil). Ces gargouilles modernes décorent les trottoirs nouvellement restaurés de la ville, comme ci-dessous boulevard du Général Leclerc.

La Société Métallurgique Houlon (SMH) Reims – Acier, située 82 rue du Dr Lemoine à Reims, fut créée en 1991 par l’entreprise métallurgique D’Halluin, de Lesquin (59810) dans le Nord, à partir d’une partie du fonds de commerce de la société Houlon. Elle propose une sélection de produits métalliques : acier inoxydable, bacs en acier, caillebotis en acier, fer plat ou forgé mais pas de gargouilles de trottoir.

Conclusion

Dans la seconde moitié du XIX^e siècle, la production industrielle de fonte permet une politique d’assainissement des villes. Les collecteurs d’eaux usées, les égouts, les caniveaux et les trottoirs protégés de l’eau pluviale par leurs gargouilles sont des éléments de voirie dont on oublie aujourd’hui qu’il fut un temps, pas si lointain, où ils n’existaient pas !

Les gargouilles de trottoirs ne sont pas spécifiques à Reims, mais on n’en trouve pas dans toutes les villes de France. Il semblerait que le recours à ce matériel soit caractéristique des lieux où le pavage des rues prédomine sur le bitumage, comme c’est le cas à Reims, en centre-ville. L’empressement mesuré de l’administration municipale à répondre aux injonctions de suppression des gargouilles y est sans doute aussi pour quelque chose !

Les gargouilles, produites par la fonderie de Gustave Houlon, sont encore visibles en nombre. Fondeur rémois, ancien conseiller municipal dévoué pendant la première Guerre Mondiale, G. Houlon obtint le marché des gargouilles après-guerre. C’est sans doute pourquoi on peut encore tant en voir.

À l’heure de la reperméabilisation des sols dans les centres urbains, le pavage des rues et l’installation de gargouilles de trottoirs sont des solutions actuellement préconisées. La tradition du pavage dans le centre-ville de Reims a permis de sauvegarder ce petit patrimoine. Les mesures contre le réchauffement climatique en zone urbaine lui assureront-elles sa conservation pour les générations futures ?

Quoiqu’il en soit, continuons d’user nos semelles et les gargouilles de trottoirs en nous promenant dans la ville !

Illustrations : Les photos actuelles des gargouilles de trottoirs ont été faites par Anne Jacquesson. La photo de l’Hôtel Maupinot au 142 rue du Barbâtre (aujourd’hui disparu), en 1919, par G. Verneau provient du site de la médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine, le dessin des éléments de gargouille est extrait du site de la société P.I.L. (Produits Industriels Lorrains), la photo du catalogue ‘Gustave Houlon’ provient du site ars-metallica, celle de l’équipe municipale du Dr Langlet est extraite du site Wikipédia sur le Dr Langlet. Les documents anciens (photos anciennes, planches de catalogue des établissement Houlon Frères et le logotype du magasin ‘Au vase de fer’) proviennent du catalogue Houlon Frères, assortiment des magasins, accessible à la bibliothèque Carnegie de Reims, la photographie Vue de la cathédrale des frères Varin, Amédée et Eugène, est accessible sur du site du Musée d’Orsay, enfin, les autochromes respectivement intitulés Déménagement devant une boutique de maroquinerie (« Au phénix ») avec une voiture hippomobile à Reims de Paul Castelnau  et Petite rémoise : fillette jouant à la poupée dans la rue, près d’elle, fusils et sac de soldat de Fernand Cuville sont visibles sur le site de la Réunion des Musée Nationaux.

Les informations à partir desquelles a été composé ce billet proviennent pour l’essentiel de la généalogie de la famille Houlon sur le site généanet avec vérifications dans l’état civil sur le site des Archives de Reims, de La vie rémoise d’Eugène Dupont sur le site de Jean-Yves Surreau, des règlements de police de voirie de 1850 (Archives municipales) et de 1894 (Archives départementales) et de 1922 (document personnel) ainsi que de nombreuses délibérations municipales des XIX^e et XX^e siècles sur le site des Archives de Reims, du catalogue de la fonderie Adin frères et Courtois et cie de 1958 (document personnel), de la presse ancienne sur Gallica, et du site de l’entreprise métallurgique D’Halluin.

Anne Jacquesson, juillet 2023

Houlon a exposé à l’Exposition industrielle de 1903 à Reims

Laurent Antoine

De la même autrice, voir également :

• Les colonnes postales rémoises
• Les décrottoirs de Reims

Il est possible de télécharger le document original ci-dessous :