La rue du Barbâtre à Reims, une énigme éclaircie

Un article d’Hervé PAUL

Les notes sont en bas de l’article

La rue du Barbâtre est une importante voie urbaine de Reims, longue de 818 mètres, selon la Nomenclature des rues de Reims publiée en 1901 par Matot-Braine.
À l’époque romaine où Reims s’appelle Durocortorum, deux grands axes se croisent perpendiculairement au centre de la ville, le Cardo (nord-sud) et le Decumanus (est-ouest). Quatre arcs de triomphe sont construits au IIe siècle, les arcs de Mars au nord et de Bacchus au sud sur le Cardo, et ceux de Cérès à l’est et de Vénus à l’ouest sur le Decumanus. Hormis celle de Mars, les appellations antiques des trois autres arcs sont sujettes à caution, rien ne prouve qu’ils aient pu être dédiés à ces trois divinités romaines[1].

« Reste d’un arc de triomphe antique qui est à Reims communément appelé la Porte Bazée »
Dessinée par G. Baussonet en 1602 et chalcographié par Edme Moreau pour « Le dessein de Reims de l’histoire de Reims… » de Nicolas Bergier, édité par François Bernard à Reims en 1635.
Musée Saint-Remi, Reims.

L’actuelle rue du Barbâtre correspond à la partie sud du Cardo au-delà de la porte Bazée, dont la seule arcade conservée au Moyen-âge est appelée porte Collatice, puis Basilicaris, et dont il ne reste aujourd’hui que quelques vestiges au niveau du collège Université. Dès les premiers siècles de notre ère, cette voie porte le nom de via Caesarea (voie Césarée) par où les Romains venant de Rome arrivent à Durocortorum.

L’origine du nom de la rue du Barbâtre à Reims a longtemps fait débat. L’absence d’écrit et l’effet du temps font qu’au XVIIIe siècle, les premières tentatives d’explications du nom de la rue, par une analogie phonétique approximative, se réfèrent à l’entrée des barbares au Ve siècle qui seraient entrés dans Reims par cette voie. Un plan de la Seigneurie de Saint-Pierre-les-Dames de 1778 l’appelle rue des Barbarres.
J.-B.-F. Géruzez dans sa Description de Reims[2] écrit ainsi en 1817 : « Le chemin qui y conduit (à la porte Basée) se nommait via Barbarorum, route des barbares, d’où Barbâtre. »

1° Depuis quand la rue du Barbâtre porte-t-elle ce nom ?

Au IXe siècle, le Polyptyque de Saint-Remi indique toujours le nom de via Caesarea.
En 1844, Prosper Tarbé[3] écrit dans son ouvrage Reims, ses rues et ses monuments : « Dans de vieux titres, la rue du Barbâtre est appelée via Barbastri… On est d’accord généralement pour lui donner, comme première dénomination, celle de via Caesarea. C’était la voie romaine, celle qui se dirigeait vers la ville éternelle, celle qu’avaient suivie en entrant dans Reims César et ses légions….
La voie Césarée est citée sous ce nom dans le testament de saint Remi dans l’histoire de Flodoard. Ce n’est que vers le Xe siècle qu’on voit apparaître le nom de vicus Barbastri. » Mais l’auteur ne donne pas d’explication.

Auguste Longnon, dans son Dictionnaire topographique du département de la Marne[4] en 1891, décrit le Barbâtre comme une « localité annexée à Reims où elle a laissé son nom à une rue ». Il précise que la plus ancienne mention de Barbastrum date de 1231[5].

Un plan très ancien reproduit par Quentin-Dailly indique : « Via Caesarea nunc Barbastri vicus qui ducit ad Buxitum, ubi martyres supplicio affecti[6] », ce qui signifie « voie Caesarea, désormais rue du Barbâtre, conduit à Buxitus[7] où les martyrs ont été suppliciés. »

Dessin indiquant traduit du latin : la voie Caesarea, désormais la rue du Barbâtre
Le bourg Saint-Remi, G. Marlot, Metropolis Remensis Historia, t. 1, Lille, 1656.
Bibliothèque municipale de Reims.

2° Pourquoi la rue du Barbâtre porte-t-elle ce nom ?

Plusieurs ouvrages sont sortis depuis la fin du XIXe siècle dans le but de renseigner les lecteurs intéressés sur l’origine des noms de rues de Reims. La rue du Barbâtre y figure souvent très succinctement.
– En 1897, Henri Jadart, secrétaire général de l’Académie de Reims, dans son ouvrage Vieilles rues et vieilles enseignes de Reims[8], écrit : « Ancien nom d’un faubourg hors la Porte Bazée, dit Barbastrum au moyen-âge, et qui n’a aucun rapport avec la via Barbarorum, ou chemin de la Barbarie, faisant le circuit de la montagne de Reims pour relier les colonies de Barbares à la solde des Romains. »
– En 1904, Camille Schwingrouber dans Reims, rues et places publiques : recherches historiques sur leurs dénominations[9] rappelle le nom initial de via Caesarea et le suivant vicus Barbastri, sans expliciter l’origine de ce dernier.
Ces définitions plus que succinctes, notamment par la négative, sont muettes sur l’origine du nom Barbâtre.

Pour la première fois, en 1931, un auteur fait le lien avec un événement historique très ancien : Ernest Jovy rédige une brochure intitulée La rue du Barbâtre à Reims et la victoire de Barbastro en 1064[10] où il explique que le nom de la rue du Barbâtre provient de cette bataille de la reconquête de l’Espagne musulmane par les rois catholiques du fait de l’implication militaire des comtes de Roucy auprès des rois d’Aragon, d’abord lors de la bataille de Barbastro en 1064, puis lors d’autres interventions en 1073 et 1087. Le mariage de la fille du comte Hilduin de Roucy avec le roi d’Aragon Sanche Ramirez concrétise l’importance des relations établies. En conclusion, Ernest Jovy pense que le retentissement local de ces engagements militaires couronnés par la victoire de 1064 justifie le fait que le nom de Barbastro ait pu être donné à un quartier de Reims à l’époque hors-les-murs.

Dans son livre Reims et les Rémois aux XIIIe et XIVe siècles paru en 1979, Pierre Desportes consacre quelques lignes à la rue du Barbâtre. « L’antique Via Caesarea qui reliait les deux centres était trop fréquentée pour ne pas être jalonnée d’habitations dès la fin de la période d’insécurité. Son peuplement systématique fut entrepris dans le dernier tiers du XIe siècle. Le nom de rue ou de bourg du Barbâtre qu’elle prit alors fournit un repère chronologique extrêmement précis : il faut en effet admettre (on ne voit pas d’autre étymologie satisfaisante) que ce nom fait allusion à l’expédition franco-espagnole de 1064 au cours de laquelle les Chrétiens s’emparèrent de la petite place forte montagnarde de Barbastro dans le Haut-Aragon. Il est incontestable que cet événement, pourtant minime et lointain, eut un grand écho dans la région rémoise. Le comte Ebles de Roucy forma en effet le projet de conduire en 1072 une nouvelle expédition française en Espagne ; en dépit de l’appui du pape Grégoire VII, il ne put, semble-t-il réaliser ses intentions. Pourtant Suger nous dit de ce personnage qu’il avait poussé l’ostentation jusqu’à partir pour l’Espagne avec une armée d’une importance qui ne convenait qu’à un roi (Vie de Louis VI le Gros, édition H. Waquet, p. 25). Le roi Sanche-Ramire Ier d’Aragon avait épousé sa sœur Félicie. D’autre part, entre 1096 et 1106, le siège de Reims fut occupé par l’archevêque Manassès II qui était son cousin germain.[11] »

Daniel Pellus fait le point dans Reims : à travers ses rues, places et monuments[12], en 1983 : « Quant au nom actuel, « via Barbastri », devenu rue du Barbâtre, il remonte au Xe siècle selon les uns, au XIe selon d’autres. » Il estime « non soutenable » l’explication du nom par la route des Barbares qu’il qualifie « marquée au coin de la facilité » et adopte celle développée par Ernest Jovy et Pierre Desportes, liée à la bataille de Barbastro. Le nom « fut donné à l’ancienne voie Césarée pour commémorer une victoire éclatante de la civilisation chrétienne sur l’orient musulman : la victoire de Barbastro…
« La Champagne, et notamment la très puissante maison des comtes de Roucy, qui portaient aussi le titre de comtes de Reims, prit une part active à cette expédition. »

L’origine du nom de la rue du Barbâtre fait désormais consensus. Néanmoins, un ouvrage général, paru aussi en 1979, Les rues de Reims, ce qu’elles nous racontent de la ville et de ses habitants[13], de Paul Seltzer,reste évasif, évoquant à la fois le rappel de l’entrée des Barbares au Ve siècle et la victoire de Barbastro. Jean-Yves Sureau quant à lui, dans son ouvrage pourtant plus récent, Les rues de Reims, Mémoire de la ville[14] paru en 2002, reprend textuellement le texte de Jadart de 1897, sans autres commentaires sur les travaux évoqués ci-dessus, publiés au XXe siècle…

Ainsi le nouveau nom de la voie Césarée, importante rue de Reims, nous vient d’une petite ville du nord de l’Espagne, siège d’une bataille mémorable, certes, mais bien lointaine et que tout le monde a oublié jusqu’au XXe siècle.
Avant d’aller plus loin, il importe de préciser où se situe Barbastro et ce qui s’y est passé au XIe siècle. 

3° La première bataille de Barbastro, 1064.

La bataille de Barbastro marque le début de la Reconquista, la reconquête de l’Espagne musulmane Al-Andalus par les rois catholiques à partir du milieu du XIe siècle.

Entre la vallée de l’Èbre au sud et les contreforts des Pyrénées au nord, Barbastro est une petite ville située entre Huesca et Lérida, au nord de Saragosse, sur la rive droite du rio Vero, affluent du rio Cinca qui se jette à son tour dans l’Èbre plus au sud. Elle est occupée par les Musulmans depuis 363 ans en 1064, et fait partie de la taifa[15] de Saragosse.
Le – très petit à l’époque – royaume d’Aragon, dont la capitale est Jaca, se situe plus au nord sur les contreforts des Pyrénées.

Paysage aux environs de Barbastro.

« Al-Andalus, que l’on qualifiait autrefois d’Espagne musulmane, connut de profonds bouleversements politiques tout au long de la première moitié du XIe siècle. À la mort du célèbre hâdjib al-Mansûr (m. 1002), et à mesure que déclinait l’autorité des derniers souverains omeyyades avec la fitna, on assista à l’émergence progressive de pouvoirs locaux tenus par des personnages désignés en espagnol sous le nom de «reyes de taifas », en arabe « mulûk al-tawâ’if » (les rois des principautés). Ce phénomène aboutit à la fragmentation de l’ancien domaine omeyyade et il s’amplifia après la disparition du califat de Cordoue en 1031 lorsque les juristes de la capitale décidèrent de ne pas désigner de successeur au dernier calife Hishâm III al-Mu’tadd.[16] »

Le roi Ramire Ier, fils de Sanche III le grand dont le royaume est partagé entre ses quatre fils, hérite en 1035 de l’Aragon. Il est le vassal de son frère Garcie qui reçoit les terres patrimoniales de la dynastie (la Navarre, le Rioja et le pays basque oriental) et n’a de cesse de vouloir récupérer les terres de ses autres frères[17] !
Soucieux d’étendre son royaume, c’est vers le taifa de Saragosse que se tourne Ramire, d’autant qu’à l’époque, sans parler ouvertement de croisade, les papes (Nicolas II et surtout son successeur Alexandre II) encouragent les souverains chrétiens du nord de l’Espagne à reconquérir les territoires perdus lors de la conquête musulmane du VIIIe siècle. La bulle du 17 avril 1063 du pape Alexandre II montre l’implication du pontife romain dans les préparatifs des offensives chrétiennes qui s’achèvent dans un premier temps par la bataille de Graus, bataille perdue du fait de l’assassinat du roi Ramire Ier le 8 mai 1063 par un musulman infiltré dans le camp chrétien. « La défaite de Graus au cours du printemps 1063 marque un temps d’arrêt dans l’expansion aragonaise et la mort du roi suscite une grande émotion. Il est difficile de préciser à quel rythme et par quels intermédiaires la nouvelle se propage alors, mais il ne fait guère de doute qu’en quelques semaines la disparition de Ramire Ier est connue dans tout l’occident chrétien.[18] »
Les princes chrétiens vivement encouragés à s’engager par le pape Alexandre II sont nombreux à répondre à l’appel et se mobilisent pour rejoindre l’Aragon en vue de venger la mort de Ramire Ier et de repousser les infidèles musulmans d’Espagne.
« Des indices montrent que l’expédition de Barbastro s’inscrit dans le cadre d’une guerre sainte contre l’infidèle… la lutte contre les musulmans prend une dimension nouvelle, ces derniers étant considérés comme des ennemis dont la perte est commandée par la volonté divine. La guerre contre les musulmans est dorénavant perçue comme une exigence divine et les victoires obtenues par les chrétiens comme le résultat de la miséricorde de Dieu. Mieux, la conquête de nouveaux territoires constitue la preuve d’une nouvelle relation entre Dieu et son peuple, un peuple jusque-là opprimé et maintenant libéré.[19] »
Si la correspondance pontificale montre bien que le pape Alexandre II est promoteur de l’expédition, il est plus difficile de savoir comment il parvient à mettre en place l’offensive qu’il entend promouvoir. Du fait de la mort de Ramire Ier, il s’efforce de gagner à l’idée d’une campagne de grande envergure en Espagne nombre de grands seigneurs d’occident.
« De fait, confortant ainsi l’idée d’une croisade avant la lettre, un nombre considérable de chevaliers venus de diverses régions participent à l’expédition. A côté de Normands venus d’Italie, viennent des troupes d’Aquitaine, de Champagne, de Gascogne, de Normandie et de Catalogne. Savoir si des seigneurs aragonais participent à l’attaque s’avère plus improbable. Aucune source ne signale leur présence lors du siège de Barbastro et encore moins celle du nouveau souverain, le jeune Sanche Ramire. Son autorité est-elle encore trop fragile pour qu’il puisse conduire ses troupes au combat ou la défaite de Graus s’est-elle accompagnée de lourdes pertes dans les milieux chevaleresques ? [20] »
Compte tenu des moyens de déplacement de l’époque, il faut plusieurs mois pour atteindre l’Aragon. Pour les participants les plus éloignés comme les chevaliers champenois, on peut penser qu’ils quittent leur domaine dès avant Noël 1063. L’opération soutenue par le souverain pontife, loin d’être une expédition improvisée, a un objectif précis d’expansion de la foi chrétienne, « même si le désir de pourfendre l’autre et d’amasser du butin animent aussi les guerriers qui s’engagent dans l’aventure.[21] »

L’Espagne au XIe siècle. Au nord les principautés chrétiennes, au sud Al-Andalus divisé en taifas.
 Extrait de 1064, Barbastro, p. 39.

La coalition chrétienne met le siège devant Barbastro fin mai 1064, quarante jours après, la ville est prise. Un déferlement de violence s’abat sur la cité où sont commis massacres, viols, destructions et pillages.

4° Des nobles champenois à la bataille de Barbastro.

« Le pape Alexandre II entretient toujours à cette époque une correspondance avec l’archevêque de Reims[22], ce qui expliquerait la présence de chevaliers champenois dans l’expédition.[23] »
Déjà quelques années auparavant, le jeune Ebles, fils du comte de Roucy Hilduin de Ramerupt « se porte au secours du pape qui lutte contre les Normands, ce qui ne l’empêche pas d’épouser un peu plus tard Sibylle de Pouille, la fille de son adversaire Robert Guiscard.[24] »

Le comte de Roucy Hilduin de Ramerupt[25] (1033-1064) et son fils le futur Ebles II (1064-v.1102) répondent à l’appel du pape Alexandre II qui octroie une indulgence à qui irait se battre en Espagne. Ils rejoignent l’armée menée par Guillaume VIII d’Aquitaine pour repousser les conquérants musulmans de l’Espagne et participent à la bataille de Barbastro.
Le comte de Roucy Hilduin de Ramerupt perd la vie lors du siège ou de la prise de la ville.
L’implication du comte de Roucy, important seigneur champenois, un des principaux vassaux du comte de Champagne, sa disparition à Barbastro et la victoire obtenue sur les Musulmans expliquent le retentissement local de l’événement à Reims.
La femme d’Hilduin et mère d’Ebles II, Adèle, est issue d’une haute lignée : elle est la fille de Béatrice de Hainaut – petite-fille du roi Hugues Capet – et du comte Ebles Ier qui, une fois son mariage annulé pour cause de consanguinité, devient archevêque de Reims de 1021 à 1033. Béatrice se remarie en secondes noces avec le frère de son gendre Hilduin, Manassès dit le chauve, dont le fils Manassès deviendra archevêque de Reims de 1096 à 1106 sous le nom de Manassès II.
Cette famille de Roucy fait ainsi partie de l’élite aristocratique régionale, très puissante à Reims au XIe siècle ; il n’est donc pas surprenant que la bataille de Barbastro ait un grand retentissement en Champagne, d’autant que les liens entre le nouveau roi d’Aragon Sanche Ramire et le nouveau comte de Roucy Ebles II vont se resserrer avec l’union matrimoniale de Sanche Ramire avec Félicité de Roucy, sa sœur. Ebles est d’ailleurs retourné en Aragon guerroyer vers 1072 auprès de son nouveau beau-frère, et encore en 1087. 
Fidèle à la papauté, Ebles II intervient activement dans le combat que mènent son cousin le prévôt de l’Eglise de Reims Manassès et l’écolâtre Bruno – futur fondateur de la Chartreuse – contre l’archevêque simoniaque Manassès Ier (1069-1080). Le pape Grégoire VII trouve en Ebles un auxiliaire d’autant plus dévoué que, comme en Espagne, ses intérêts coïncident avec la politique de Réforme.
Pratiquement maîtres de l’Église de Reims aux temps des archevêques Arnoul, Ebles et Guy, les Roucy perdent beaucoup de leur influence sur elle depuis la nomination de l’archevêque Gervais. Son successeur Manassès Ier leur est hostile, mais l’attitude scandaleuse de ce prélat indigne finit par le perdre. Grégorien par ambition plus que par conviction ou attachement au pape, Ebles II peut espérer, en s’employant à faire déposer Manassès Ier, que l’un des siens remonterait un jour sur le siège de saint Remi.

5° Après la bataille de 1064

Assez rapidement, les chevaliers français et les troupes normandes d’Italie du sud, pour qui l’expédition couvrit environ une année, regagnent leurs terres, laissant le jeune roi Sanche Ramire vulnérable en cas de nouvelle offensive musulmane.

Après un appel au djihâd de peu d’effet et plusieurs mois de tergiversations, l’émir de Saragosse Ahmad b. Sulayman qui n’était pas venu au secours de Barbastro se prépare avec quelques alliés à la contre-offensive. Il reprend la ville neuf mois plus tard, le 17 avril 1065. Il ne cherche pas à pousser plus loin son avantage… Fort de son succès, l’émir retourne à Saragosse et y fait construire le palais de l’Aljaferia.
En avril 1069, il signe un traité d’amitié avec Sanche Ramire d’Aragon où il s’engage à lui verser mensuellement 1000 mancusos, en contrepartie de quoi le roi d’Aragon doit s’opposer à l’entrée de troupes venues de France !
Sanche Ramire, outrepassant son accord avec l’émir, continue néanmoins à bénéficier de l’intervention de chevaliers français, dont le comte de Roucy Ebles II en 1072.

 « Les liens entre les familles nobiliaires des deux côtés des Pyrénées se renforcent d’abord grâce à de nouvelles alliances matrimoniales. Ainsi, après avoir répudié sa première femme, Isabelle d’Urgel, Sanche Ramire se remarie après 1070 avec Félicité de Roucy, la fille du comte Hilduin de Ramerupt et sœur d’Ebles II de Roucy et, en 1086, son fils Pierre prend pour épouse Agnès, la fille du duc d’Aquitaine. Ces unions ne sont évidemment pas dépourvues de préoccupations politiques et la dynastie aragonaise se trouve ainsi liée dans le dernier quart du XIe siècle avec nombre de grands lignages prêts à participer aux opérations militaires. [26] »
Sanche Ramire repart en conquête dès 1067 et prend la forteresse d’Alquézar, verrou qui domine la vallée du rio Vero menant à Barbastro. Il s’impose pour succéder à son oncle roi de Navarre assassiné en juin 1076 et récupère le royaume de Navarre sous le nom de Sanche V. Il a bénéficié pour ce coup de force d’aides extérieures, dont celle d’Ebles II devenu entre temps son beau-frère. Un autre frère d’Ebles et Félicie, André de Roucy, « intègre la cour du souverain aragonais entre 1083 et 1086 et, en échange de ses services reçut les honores d’Ara et de Peña. »
La mort en 1082 de l’émir al-Muqtadir de la taifa Saragosse, partagée entre ses deux fils, permet à Sanche Ramire de reprendre l’offensive vers le sud. En avril 1083, il s’empare de Graus, où son père a trouvé la mort vingt ans plus tôt. Sa plus importante victoire est la prise de Monzón en juin 1089. C’est en tentant de prendre Lérida que Sanche Ramire trouve la mort en 1094, la ville sera prise par son fils Pierre Ier deux ans plus tard en novembre 1096. Quant à Barbastro, ce n’est que le 18 octobre 1100 que Pierre Ier la reprend, définitivement cette fois-ci, aux Musulmans.

La reconquête par le royaume d’Aragon (en marron)
Jusqu’en 1100 (en mauve) et après 1100 (en jaune).

Pierre Ier trouve la mort lors d’une expédition au val d’Aran en 1104. Son demi-frère Alphonse Ier, fils de Félicie, lui succède. « Encore limitée dans le courant du XIe siècle, cette participation « française » est plus sensible au début du XIIe siècle : Alphonse 1er, fils de Félicie de Roucy, est alors le cousin germain de Rotrou, comte du Perche, l’un des principaux seigneurs normands[27] » et de Hugues Cholet, nouveau comte de Roucy à la mort de son père Ebles II vers 1102.
Hugues Ier Cholet, fils d’Ebles II et petit-fils d’Hilduin, aussi cousin de l’archevêque Manassès II et cousin germain du roi d’Aragon Alphonse Ier, reste impliqué dans la politique aragonaise de reconquista, au lendemain de la reprise définitive de Barbastro en 1101.
Le plus grand succès d’Alphonse 1er est la prise de Saragosse en 1118.

6° Quand le nom de la rue du Barbâtre est apparu ?

Le nom de Barbastro, francisé en Barbastre, est donné à plusieurs sites en France, dont le faubourg de Barbastre à Reims. Compte-tenu de l’engagement de ces chevaliers champenois que sont les comtes de Roucy pendant et bien après la bataille de Barbastro en 1064, on comprend mieux pourquoi ce nom a pu être donné d’abord au faubourg – et plus tard à la rue elle-même. Il y a deux moments pour savoir quand et grâce à qui le nom a pu être donné au faubourg : soit au retour des champenois victorieux au lendemain de la bataille de 1064, soit à la fin du siècle. L’arbre généalogique ci-dessous permet de voir les liens entre les différents membres de la famille de Roucy qui ont connu leur heure de gloire au XIe siècle, ayant pu jouer un rôle dans l’attribution du nom au faubourg.

Premier moment : bien que les Roucy aient perdu de leur influence depuis la disparition en 1055 de l’archevêque Gui de Soissons, membre de leur famille, son successeur l’archevêque Gervais est en relation étroite – des courriers l’attestent – avec le pape Alexandre II qui l’exhorte à encourager les chevaliers champenois à s’engager dans la reconquête de l’Espagne contre les Musulmans. L’intervention des Roucy en 1064 ne peut que redorer leur blason. Et au retour de Barbastro, auréolés par cette victoire obtenue avec la bénédiction et l’encouragement à intervenir du pape Alexandre II, ils peuvent avoir contribué à donner le nom de Barbastro au faubourg.

Deuxième moment : à la fin du XIe siècle, comme évoqué par Pierre Desportes, sous l’épiscopat de Manassès II (1096-1106), fils du vidame de Reims Manassès le Chauve et de Béatrice de Hainaut, neveu de l’archevêque Gui de Soissons, élève de saint Bruno, trésorier de la cathédrale, prévôt de 1076 à 1096, sacré à son tour archevêque de Reims en la basilique Saint-Remi le 30 septembre 1096. Cousin germain d’Ebles II par son père et aussi fils de sa grand-mère Béatrice, l’archevêque Manassès II aurait rendu hommage à son oncle le comte de Roucy Hilduin qui a perdu la vie dans cette bataille, plus qu’à son cousin Ebles II avec lequel à l’époque il est en conflit au sujet de l’héritage de sa mère Béatrice, le douaire de Neufchâtel convoité par le comte de Roucy.

Malgré l’absence de données précises, le nom de Barbastro a été donné entre 1064 et le début du XIIe siècle.
Le nom est d’abord attribué au faubourg, la rue continue à porter longtemps les deux appellations de via Caesarea ou vicus Barbastri, le second finissant par s’imposer avec le temps. En 1845, la rue est officiellement baptisée rue du Barbâtre.

Au début du XXe siècle, grâce à l’essor de la carte postale ancienne (CPA), nous disposons de clichés donnant différents aperçus de la rue.

Merci à Patrick Demouy et à Dominique Néouze pour leurs conseils, et à Michel Thibault pour le prêt de ses documents.
Hervé Paul

ANNEXE : Repères chronologiques XIe –XIIe siècles :

1- Principaux papes au XIe siècle :
 – Sylvestre II, 999-1003
 – Léon IX, 1049-1054
– Nicolas II, 1059-1061
– Alexandre II, 1061-1073
– Grégoire VII, 1073-1085
– Urbain II, 1088-1099

2- Rois de France :
– Hugues Capet, 987-999
– Robert II le Fort, 999-1031
– Henri Ier, 1031-1060
– Philippe Ier, 1060-1108
– Louis VI, 1108-1137

3- Rois d’Aragon :
– Sanche III, 1000-1035, roi de Castille, Navarre et Aragon
– Ramire Ier, 1035-1063, roi d’Aragon
– Sanche Ier Ramire 1063-1094, roi d’Aragon, et de Navarre à partir de 1076 sous le nom de Sanche V
– Pierre Ier 1094-1104, fils de Sanche Ier Ramire et Isabelle d’Urgel, roi d’Aragon et de Navarre.
– Alphonse Ier 1104-1134, fils de Sanche Ier Ramire et Félicie de Roucy, roi d’Aragon et de Navarre.
– Ramire II 1134-1154, fils de Sanche Ier Ramire et Félicité de Roucy, roi d’Aragon.

4- Comtes de Roucy :
– Ebles Ier, v.1000-1033 (son frère assume la fonction quand Ebles devient archevêque de Reims 1021-1033)
– Hilduin de Ramerupt, 1033-1064 (mort à Barbastro)
– Ebles II, 1064-1102/4 (beau-frère de Sanche Ier Ramire)
– Hugues Ier Cholet, 1102/4-1164
– Robert Ier Guiscard, 1164-1181

5- Archevêques de Reims :
– Gerbert d’Aurillac, 991-995 (pape Sylvestre II, 999-1003)
– Arnoul, 995-1021
– Ebles Ier comte de Roucy, 1021-1033
– Gui de Soissons, 1033-1055
– Gervais du Château-du-Loir, 1055-1067
– Manassès Ier de Gournay, 1069-1080 (déposé)
– Renauld Ier de Montreuil-Bellay, 1083-1096
– Manassès II de Châtillon, 1096-1106
– Raoul le Vert, 1107-1124

BIBLIOGRAPHIE

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  • DESPORTES, Pierre, Reims et les Rémois aux XIIIe et XIVe siècles, éditions Picard, 1979.
  • GERUZEZ, J.-B.-F., Description historique et statistique de la ville de Reims, Boniez-Lambert, 1817.
  • JADART, Henri, Vieilles rues et vieilles enseignes de Reims, Michaud, 1897, extrait du tome XCIX des travaux de l’Académie de Reims.
  • JOVY, Ernest,  La rue du Barbâtre à Reims et la victoire de Barbastro en 1064, Vitry-le-François, Imprimerie nouvelle, 1931.
  • LONGNON, Auguste, Dictionnaire topographique du département de la Marne, Paris, Imprimerie Nationale, 1891.
  • NEISS, Robert, Les arcs antiques de Reims, Reims histoire archéologie, mai 1986.
  • PAUL, Hervé, Neufchâtel-sur-Aisne, vingt siècles d’histoire d’un village français, D.E.F.G. 2017.
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  • SUREAU, Jean-Yves, Les rues de Reims Mémoire de la ville, 2002.
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  • SELTZER, Paul, Les Rues de Reims : ce qu’elles nous racontent de la ville et de ses habitants, 2e  éd. revue, augmentée et mise à jour. Reims, Matot-Braine, 1979.
  • TARBE, Prosper, REIMS, ses rues et ses monuments, Reims, Quentin-Dailly, 1844.
  • THIBAULT, Michel, Reims et ses quartiers, Alan Sutton, 2007.

NOTES

[1] « À l’exception de la Porte de Mars, qui a toujours été connue sous ce nom, nous disposons de dénominations diverses pour les autres arcs. Il s’agit toujours de noms de portes dont aucun n’est attesté dans l’antiquité. Les premières mentions remontent aux IXe et Xe siècles (Vies de saints et Histoire de l’Église de Reims, par Flodoard) et indiquent comme nom les plus anciens : Porta Martis (Porte de Mars) pour celle du nord, Porta Collaticia (Porte Collatice) pour celle du sud, Porta Trevirica ou Trevirensis (Porte de Trèves) pour celle de l’est et Porta Suessonica (Porte de Soissons) pour celle de l’ouest. »  Robert Neiss, Les arcs antiques de Reims, Reims histoire archéologie, mai 1986.
[2] J.-B.-F. Géruzez, Description historique et statistique de la ville de Reims, Imprimerie de Boniez-Lambert, 1817, p. 340.
[3] Reims, ses rues et ses monuments, Prosper Tarbé.
[4] Dictionnaire topographique du département de la Marne, Auguste Longnon, p. 14.
[5] Barbastrum, 1231 (arch. nat., S 5040, suppl. N° 1).
[6] Bibliothèque Municipale de Reims, Quentin-Dailly
[7] Buxitus : La Pompelle où l’on se rendait en procession en petite pompe, d’où le nom actuel.
[8] Henri Jadart, Vieilles rues et vieilles enseignes de Reims, F. Michaud 1897, p. 76.
[9] Reims, rues et places publiques : recherches historiques sur leurs dénominations, Camille Schwingrouber., Reims, impr. Gobert et Helluy, 1904.
[10] La rue du Barbâtre à Reims et la victoire de Barbastro en 1064, Ernest Jovy,  Imprimerie nouvelle, Vitry-le-François, 1931, p. 3 et 7.
[11] Reims et les Rémois aux XIIIe et XIVe siècles, Pierre Desportes, éditions Picard, 1979, p. 65.
[12] Reims : à travers ses rues, places et monuments, Daniel Pellus, Roanne, Horvath, 1983, p. 123 à 126.
[13] Les Rues de Reims : ce qu’elles nous racontent de la ville et de ses habitants,  Paul Seltzer, 2e  éd. revue, augmentée et mise à jour. Reims, Matot-Braine, 1979.
[14] Les rues de Reims, Mémoire de la ville, Jean-Yves Sureau, 2002.
[15] Taifa : nom donné aux principautés musulmanes issues de la fragmentation d’al Andalus au XIe siècle.
[16]1064, Barbastro, Guerre sainte et djihâd en Espagne, Philippe Sénac et Laliena Corbera, Gallimard, nrf essais, 2018, p. 21.
[17] Constante des partages royaux entre les fils d’un roi défunt au Moyen-âge.
[18] Ibid. p. 89
[19] Ibid. p. 72-73
[20] Ibid. p. 90-91
[21] Ibid. p. 84
[22] Gervais du Château-du-Loir, archevêque de 1055 à 1067.
[23] Ibid. p. 97.
[24] La formation  du Comté de Champagne (v. 950-v. 1150), Michel BUR, annales de l’Est, Université de Nancy II, mémoire n° 54, 1977, p. 253.
[25] L’histoire des comtes de Roucy, pendant les cinq siècles où ils sont seigneurs de Neufchâtel, est évoquée dans Neufchâtel-sur-Aisne, vingt siècles d’histoire d’un village français, Hervé PAUL, DEFG 2017, p. 57-59 et suiv.
[26] 1064, Barbastro, Guerre sainte et djihâd en Espagne, Philippe Sénac et Carlos Laliena Corbera, Gallimard, nrf essais, 2018, p. 132-133.
[27] Ibid. p. 133-134

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