Les colonnes postales rémoises

Par Anne Jacquesson, octobre 2022.

Rémoise, professeur des écoles de longue date, enseignante à l’école du Jard, je suis curieuse de tout ce qui concerne l’urbanisme et l’architecture. Je suis à l’origine de la plaquette éditée par la ville de Reims sur l’architecture du lycée Clemenceau. Dans le cadre des 60 ans de « Clem », j’ai conçu l’exposition sur la construction du lycée.  

Dès 1877, des interpellations régulières ont lieu lors des délibérations municipales sur l’insuffisance de boîtes aux lettres mises à la disposition des Rémois par l’administration des Postes.

En 1880, lors du conseil municipal du 26 février, un conseiller municipal, M. Henrot, « demande, puisque l’entretien et la fourniture des boîtes aux lettres est à la charge de la Ville, qu’il soit annexé aux boîtes des quartiers les plus populeux et les plus commerçants, une deuxième boîte destinée à recevoir les journaux, échantillons, etc. »1 Mais l’administration municipale ne peut se substituer à l’administration des Postes qui refuse. Cette demande est réitérée plusieurs fois sans succès auprès du ministre concerné jusqu’en 18882.

En 1894, M. Henri Henrot, devenu maire de la ville depuis 1884, rencontre un certain M. Heyman qui lui propose « d’établir sur la voie publique, à ses frais et sur les emplacements qui seront déterminés par la Ville, de concert avec l’Administration des Postes, un certain nombre de Boîtes-Bornes-Postales isolées, en fonte et fer, destinées à servir en même temps à la publicité diurne et nocturne. » En effet, ces édicules qui seront bientôt appelés ‘les colonnes postales’ sont surmontés d’une structure en verre éclairée au gaz et pouvant recevoir de l’affichage publicitaire. Une colonne postale est donc installée près du « Grand Théâtre » afin de servir de test3.

2 vues du Grand Théâtre de Reims vers 1900 sur lesquelles apparaît la 1ère colonne postale rémoise.4

Fin 1894, la période de test terminée, l’affaire est conclue et M. Heyman obtient la concession pour 10 ans d’installation et d’exploitation des colonnes moyennant une redevance à la ville. Après quoi, les colonnes seront acquises à la commune. La Société de M. Heyman prend à sa charge les frais d’entretien des colonnes et les dépenses de gaz pour l’éclairage publicitaire durant la concession5. La ville de Reims demande que les colonnes soient modifiées ou que des boîtes secondaires plus grandes y soient adjointes pour recevoir journaux, imprimés et échantillons. En vain…

Des conseillers municipaux établissent alors une liste d’emplacements de ces boîtes aux lettres version ‘vie moderne’ dans chacun des 4 cantons de Reims. La ville en aurait compté 206. C’est ainsi que des colonnes postales lumineuses prennent place sur des voies commerçantes, à des carrefours, ou encore sur la place Amélie Doublié, nouvellement bâtie. Curieusement, les cartes postales anciennes témoignent qu’elles ne furent pas toujours situées aux endroits indiqués sur la liste. Ainsi, des photos prises avant et après-guerre montrent une colonne postale située place des 6 Cadrans (des loges Coquault), et une autre rue Chanzy.

Ci-dessous, quelques photos de colonnes postales prises avant la 1ère Guerre Mondiale : place Amélie Doublié7, place des 6 cadrans8, place Saint-Timothée9, rue Thiers10, rue de Talleyrand11 :

Mais, très vite, des problèmes se posent : les vitres cassées ne sont pas remplacées, l’entretien n’est pas fait, le gaz n’est pas payé… La ville de Reims se serait-elle mal renseignée ?

Les édiles s’étaient pourtant montrés prudents. M. Heyman assurait qu’une centaine de ces colonnes fonctionnait déjà à Paris. En effet, la colonne-réclame s’y répand alors. Elle est parfaitement visible sur des cartes postales parisiennes de cette époque. Elle est connue à Paris sous le nom de colonne Dufayel où on a compté jusqu’à 410 exemplaires, tous disparus aujourd’hui.

Elle apparaît même dans quelques tableaux de La Belle Époque, comme celui de Firmin-Girard, ci-dessous, représentant la place Pigalle en 1895.

Un timbre, émis en 1978, lui rend hommage et montre plus clairement le fonctionnement de la colonne postale12.
Mieux encore, on peut voir l’utilisation d’une colonne postale dans le 8ème épisode de la série de Louis Feuillade, Les Vampires, réalisé en 191513.
https://archive.org/details/lesVampires1915Episode8-theThunderMaster. (Positionner le curseur sur 43’50’’)
Donc, la colonne-réclame postale aurait été inventée en 1894 à Paris par Georges Dufayel (1855-1916), génie du commerce et de la publicité. La concession des colonnes Dufayel à Paris dure jusqu’en 1913. Après 1914 et la mort de Dufayel en 1916, les colonnes sont abandonnées et disparaissent du paysage parisien.

Mais, à Reims, la déshérence des colonnes postales commence bien plus tôt, bien avant 1913. Dès 1896, soit à peine 2 ans après leur installation, il est constaté que l’entretien des édicules n’est pas effectué par l’adjudicataire, que la ville de Reims doit payer le gaz qui les éclaire, que les boîtes sont en très mauvais état, et que le sieur Heyman ne répond plus… La ville entame des poursuites en février 1897 contre la ‘Société des colonnes postales’ afin de mettre fin à la concession et obtenir réparation14. En septembre 1898, la Ville obtient une condamnation mais le nouveau directeur de la Société est insolvable. Les édicules appartiennent désormais à la commune.15

Qui était Heyman (10 rue du 4 Septembre à Paris), le directeur, évanoui dans la nature, de la Société des colonnes postales ?

D’après la presse de l’époque16 consultée sur Gallica, il apparaît que Ch. Heyman signe des rubriques financières intitulées « Revue financière » ou « Bulletin financier » dans des journaux de province comme L’Abeille de Fontainebleau, La plage : feuille trouvillaise, L’Express du Nord et du Pas-de-Calais ou Le Mémorial des Pyrénées, Le Sud-Ouest, L’Avenir de Seine-et-Marne, Le Petit Bastiais, Le Mémorial des Vosges, Le Ralliement de Belfort, La Dépêche Bretonne, Le Carillon d’Arbois, L’Indépendant du Centre, et bien d’autres, pendant quelques mois entre 1892 et 1893.
Une chose est sûre : la poste française fonctionne très bien ces années-là !

Le 21 décembre 1893, La Finance pratique : guide des capitalistes et des rentiers, révèle un scandale financier auquel participe un prétendu banquier, Ch. Heyman et Cie, 10 rue du 4 septembre, au sujet d’une ‘Compagnie de Chemin de fer de Valence et du Nord-Est de l’Espagne’. Les investisseurs ont été escroqués. Mais est-ce la première escroquerie de Charles Heyman ?

Dès 1891, une demie page, dans Le Petit Journal en date du 5 décembre, est achetée par Charles Herman pour vanter les mérites de la Société anonyme des Mines de Fer-Manganèse de Mazarron en Espagne et vendre des obligations de cette société. Dès le 10 décembre 1891, La Finance Pratique dénonce une « fumisterie » et en démonte les rouages.
Mais un encart plus petit, dans le même but et pour la même société, est à nouveau publié dans Le Figaro du 4 mai 1893 ou dans Le Rappel du 6 mai 1893 ou dans les journaux de province cités plus haut. D’ailleurs, le même jour et dans les jours qui suivent ou qui précédent, dans Le Figaro, le Rappel, Le temps, La Liberté, Gil Blas, Le Gaulois, Le radical, Le XIXe siècle et d’autres encore, paraît une annonce similaire de M. Heyman… pour la Compagnie des Chemins de fer de Valence etc. Heyman n’est pas regardant sur les choix politiques de ses futurs souscripteurs. On peut souscrire par correspondance ! Si des mines existent bien à Mazarron, la Société anonyme dont Charles Heyman vantait les obligations par voie de presse ne semble pas avoir jamais été active en ce lieu, pas plus que la Compagnie des chemins de fer heymanienne !

Donc, notre homme se déclare banquier, choisit comme adresse la rue où est située la Bourse de Paris, fait des piges dans les journaux de province au travers de toute la France en tenant une rubrique financière entre décembre 1892 et mai 1893, peu de temps avant de lancer deux affaires d’escroquerie. Homme d’affaires malheureux, il n’était pas plus inspiré comme journaliste : dans ses bulletins financiers, il vante les mérites d’une autre compagnie ferroviaire, celle de Saragosse (en Espagne toujours) qui fera également l’objet d’un scandale. Ce n’est vraiment pas de chance !
Visiblement, M. Henrot, médecin et maire de Reims ainsi que la municipalité rémoise n’étaient pas très au fait des scandales financiers des années précédentes…

Annuaire Didot-Bottin de 1894, rue du Quatre-Septembre, n°10.

Après ces affaires « malheureuses », Charles Heyman se dit pourtant toujours banquier. La consultation de l’Annuaire-almanach du commerce Paris, Firmin Didot et Bottin réunis17 nous apprend que la compagnie bancaire Heyman (Ch.) & Cie est référencée au 10 rue du Quatre-Septembre depuis 1892. Dans le Bottin de 1894, apparaît à la même adresse les bureaux administratifs de la « Société des Colonnes postales de la Ville de Paris »… Et la même année, le voilà devenu administrateur délégué de la « Société des colonnes postales des départements », lorsqu’il signe le traité avec la ville de Reims. Avec les colonnes Dufayel comme publicité, l’homme ne manque pas d’audace ! Cela fleure bon l’escroquerie nouvelle. Heyman & Cie change d’adresse en 1897 avant de disparaître de l’annuaire parisien en 1898, date de son procès avec la ville de Reims. La consultation des archives judiciaires de Paris révèle que ce n’est pas son seul déboire…

A partir de 1905, la société publicitaire ‘L’Express’ remporte l’adjudication des colonnes postale rémoise18. Cependant, il faudra 2 ans pour que la ville les remette en état et que la nouvelle société puisse les exploiter19. L’Express est une société d’affichage et de publicité dont le siège social est alors à Lille mais qui a des bureaux à Reims, rue Chanzy, ainsi qu’à Épernay : de quoi rassurer les édiles sans doute échaudés par l’aventure parisienne !
En 1911, l’adjudication à ‘L’Express’ arrive à échéance. C’est la société ‘La Champenoise’ qui emporte le marché pour une période de 6 ans à partir de février 191220… Mais la guerre éclate en 1914.

Ci-dessous, vue d’une colonne postale sur le parvis de la cathédrale dont les portails sont protégés par des sacs de terre : autochrome de Paul Castelnau daté de mars 191721.

A la fin de la guerre, même après les nombreux bombardements de la ville, il reste pourtant des édicules. On en voit quelques-uns sur des cartes postales montrant les ruines de Reims.

Sur la photo de gauche, la colonne postale devant l’église Saint-André est située à l’angle de la rue du Faubourg Cérès (aujourd’hui avenue Jean Jaurès) et de la rue du Cardinal Gousset22. Qui saura situer exactement la colonne postale sur la photo de droite23 ?
(C’est Béatrice Keller qui a trouvé la réponse… : https://documentation-ra.com/2015/11/04/finalement-cest-avenue-de-laon-2/ – note de la claviste)

La photo est prise de la rue Marx Dormoy (anciennement rue Saint-Jacques) vers la rue de Vesle24.

Pendant la guerre, en 1916, la société « La Champenoise » demande la résiliation de l’adjudication du droit d’affichage sur les colonnes postales : elle doit une redevance à la ville ! La municipalité accepte car le personnel de « La Champenoise » est mobilisé et son établissement situé rue Eugène Desteuque a été détruit par les bombardements dès le 14 septembre 191425.

Après-guerre, la ville entame une procédure de Dommages de Guerre au sujet des 20 colonnes postales et en 1920, une nouvelle adjudication de droit d’affichage sur les colonnes postales, du moins celles qui restent, est acquise par la société ‘L’Express’ qui redémarre26. ‘La Champenoise’ n’a pu reprendre ses activités.

En fait, les colonnes postales, sérieusement endommagées, ne seront probablement pas remises en état. Elles disparaissent définitivement du paysage rémois durant la reconstruction de Reims. Au XXe siècle, la publicité lumineuse va connaître d’autres aventures !


Voir un autre article d’Anne Jacquesson sur les décrottoirs de Reims


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