La Fontaine Subé par Olivier Rigaud

Oliver Rigaud a disparu le 15 mars 2013, c’était un homme passionné qui connaissait la ville mieux que quiconque. Il exerçait les fonctions d’architecte du Patrimoine. Il manque à tous les Rémois qui aiment leur ville

Article paru dans le bulletin d’Amicarte 51 en juin 1995.

3 époques : avant la Grande Guerre, avant 2015 et après la restauration de 2015-16

Le 11 Août 1900, en séance du conseil municipal, le maire Charles Arnould informe ses collègues de l’important legs fait à la ville par un enfant du pays, le négociant en tissus Auguste Subé né à Reims le 12 septembre 1807 et décédé à Saint Germain en Laye le 17 juin 1899. Il laisse en effet la somme conséquente de 540 000 francs-or dont 200 000 sont destinés à l’érection d’une fontaine monumentale. L’acte testamentaire date du 21 septembre 1893.

Une commission est alors chargée d’étudier le choix du meilleur emplacement. La première proposition est pour le square Colbert : la statue de ce dernier irait sur la place Royale remplacer Louis XV que le maire veut reléguer au Musée. J’ai déjà évoqué ce projet dans le N° 17 du bulletin. Un deuxième site est envisagé au square de la Mission. Il nécessiterait le déplacement de la fontaine Bartholdi qui a alors moins de vingt ans. Cette idée est donc finalement abandonnée. L’emplacement sera ensuite attribué quelques années plus tard au buste de Charles Arnould avant qu’il ne cède lui-même la place à l’actuel monument aux morts. Une troisième solution est envisagée sur l’Esplanade Cérès qui attendra finalement elle aussi la reconstruction des années vingt pour avoir son monument, le Monument aux Infirmières, un dernier emplacement “officiel” étant proposé Bd Gerbert.

En même temps, un journal local demande à ses lecteurs de plébisciter le choix d’un emplacement : diverses suggestions sont faites : Place Saint Maurice, Place Saint Remi, place Clovis, bd Victor Hugo, Basses Promenades dans l’axe de la rue Jeanne d’Arc.
Le 1er juillet 1902, le choix du conseil municipal se porte sur la place Drouet d’Erlon. Cela va entraîner le déplacement du maréchal éponyme qui est limogé pour une garnison plus champêtre, à l’époque, le square Jantzy. En effet il semble que les trois monuments importants qui se trouveraient sur le même axe : Colbert, Drouet d’Erlon et cette nouvelle fontaine se gêneraient mutuellement. La fontaine ayant trouvé son “nid”, il s’agit dès lors le lui trouver une forme et un créateur.

Un concours à deux degrés est organisé. Le programme de la première phase indique aux concurrents que le choix du sujet peut être tiré :
A : De faits tirés de l’histoire de Reims
B : D’allégories sur les industries locales
C : D’une idée philosophique comme la glorification du travail, les propriétés de l’eau source de vie ou toute autre idée générale
D : Enfin créer un monument d’une architecture propre à orner le point de la ville où il sera élevé.

Il est demandé aux concurrents des plans, élévations et éventuellement une maquette au 1/20°. Une somme de 25 000 F prise sur le legs Subé est destinée à l’organisation du concours : primes aux meilleurs projets….
Les matériaux peuvent être : le granit, les pierres dures ou marbres résistants et le bronze.
Un autre article du règlement est tout à fait intéressant, il concerne le problème de l’eau :
“La ville de Reims est alimentée par des sources dont le rendement est limité. Les concurrents devront tenir grand compte de cette circonstance qui ne permet pas d’effets de jets d’eau exigeant une grande consommation. Leurs effets se porteront de préférence sur les effets décoratifs du monument lui-même”.

Dès le 23 octobre 1902 les concurrents commencent à envoyer leurs projets. Si l’essentiel des équipes vient de Paris, il y a également 13 équipes rémoises parmi les soixante-quinze premiers envois arrivés à la date du 13 janvier 1903, trois projets italiens dont un florentin, soixante ans avant le jumelage, et six provinciaux. Si les architectes dominent, il y a également des sculpteurs et parmi les rémois des candidats plus fantaisistes : un inspecteur de salubrité, un régisseur des casinos, un conseiller municipal… Parmi les personnalités participant au concours on peut noter l’architecte Charles Lemaresquier qui vient de construire la gare d’Orsay à Paris, Bernard Haubold, qui sera l’architecte en chef des Monuments Historiques du département de la Marne après 1918, Octave Gélin, l’architecte départemental qui construit alors une série d’hôtels particuliers de style 1900 à Châlons. Figure également le jeune Emile Maigrot, il a alors 22 ans, et est élève de Paulin à l’Ecole des Beaux-Arts à Paris. Il sera l’un des architectes important de la reconstruction et notamment l’auteur des halles du Boulingrin.

Le 12 février 1903, après dix jours de présentation publique des 87 projets reçus en définitive, le jury composé du docteur Pozzi, adjoint au maire, de deux conseillers municipaux le Dr Langlet et Knoëri, de trois sculpteurs: Boisseau, Coutan et René de Saint Marceaux, de quatre architectes : Brunette, Margotin, Poupinel et Wallon choisissent les quatre projets qui participeront à la deuxième phase du concours. Heureuse époque où un jury était composé de 70 % de spécialistes alors qu’aujourd’hui il faut se battre pour qu’il y ait au moins 30% de personnes qualifiées dans un jury de concours et où l’on n’hésite pas à présenter au public les projets avant le jugement. Les équipes retenues seront :

Deperthes (arch) et Roussel (sculpt)
Godefroy (arch) et Peynot (sculpt)
Edouard Larché (arch) et Raoul Larché ( sculpt)
Narjoux (arch) sans sculpteur
Les projets primés non retenus pour la deuxième phase sont ceux d’Ernest Dubois sculpteur qui obtient le 5° prix et des équipes Adrien Rey (arch), Michel et Auban (sculpt) 6° prix, Vic¬torien Tournier (sculpt ) et Bessin (arch) 7° prix.

Les projets primés non retenus pour la deuxième phase sont ceux d’Ernest Dubois sculpteur qui obtient le 5° prix et des équipes Adrien Rey (arch), Michel et Auban (sculpt) 6° prix, Victorien Tournier (sculpt ) et Bessin (arch) 7° prix.

Le 26 octobre, le jury se réunit de nouveau pour étudier les projets des quatre équipes sous la forme d’une maquette à l’échelle du l/6° (la maquette du projet retenu devait donc faire près de trois mètres de haut). 9 jurés sur 10 votent pour le projet de Narjoux, architecte du Crédit Lyonnais à Paris, et qui reviendra à Reims dans les années vingt pour reconstruire le siège régional de cette banque. André Narjoux s’est associé pour cette phase au sculpteur Paul Gasq qui avait également participé seul au premier tour. Auban qui avait obtenu nous l’avons vu le 6° prix, associé à l’architecte Michel, sera également intervenant dans cette œuvre collective. Cette maquette sera l’objet de plusieurs cartes postales publiées avant 1904.

Les travaux débutent le 21 juillet 1904, la première pierre est posée le 23 mai 1905 et les travaux sont achevés début juin 1906 ce qui permet de fixer la date de l’inauguration officielle au 15 juillet. Je ne connais pas de cartes postales nous montrant le chantier à l’exception de deux: la première, une vue d’ensemble où l’on voit une palissade, la seconde nous montre sur la gauche une petite partie de la même palissade. Cela semble étonnant à une époque où la production de cartes postales est prolifique.

L’illustration de l’inauguration est par contre beaucoup plus abondante : Deux séries de dix cartes chacune sont éditées par Louis de Bary et Bienaimé & Dupont. La fontaine de 17 mètres de haut est réalisée en pierre de Corgoloin (Côte d’Or) et de Chassigneulles (Yonne) d’après la plaquette éditée pour l’inauguration. Par contre une plaquette sur les caractéristiques des pierres de taille françaises nous indique que les deux pierres utilisées seraient le liais de Villars (Côte d’Or) et la Pierre de la Foret des Brousses (Yonne). Qui croire ? Les deux dernières citées sont les pierres utilisées par le Crédit Lyonnais pour l’extension de son siège parisien œuvre du même architecte Narjoux.

Quelle qu’elle soit la pierre posera des problèmes et dès 1910 un conseiller municipal M. Rouhart s’en inquiète en exhibant au cours de la séance du 19 décembre 1910 un fragment du décor supérieur qui s’en est récemment détaché. En 1911 André Narjoux accepte de faire exécuter les réparations mais indique qu’il ne peut les garantir si l’on continue avec cette même pierre qu’on lui a imposée et qui n’est pas satisfaisante car gélive.

La fontaine présente à sa base les quatre “fleuves” régionaux : la Vesle et l’Aisne dues au sculpteur Auban, la Marne et la Suippes (sic) dues à Baralis. En dévoilant la sculpture on va s’apercevoir que le sculpteur a effectivement ajouté un “S” final à l’une des quatre rivières indigènes.
Le 16 février 1912, M. Albert Benoist, conseiller municipal demande si la correction peut se faire et le maire J.B. Langlet indique qu’il lui semble que la rectification n’est pas possible.

Au-dessus des “fleuves”, l’on trouve quatre groupes de Paul Gasq. Sur le premier, face à la gare l’on voit la Ville de Reims, et le Commerce symbolisé par Mercure et son casque ailé, sur les autres côtés la Vigne, puis l’Agriculture représentée par un berger et enfin le Travail évoqué par un forgeron. La colonne ornée de feuilles de vigne et de grappes de raisins dues au ciseau de Charles Wary est surmontée d’une Renommée en bronze due à Auban.

Un poème en latin sera composé à l’occasion de l’inauguration : “Quis Remos...” dont Charles Sarazin nous donne la traduction :

Qui donc à voir ces jeunes filles sans vêtements penserait que Reims est célèbre par son indusrrie textile ? Rémois, vous vous demandez pourquoi sur la fontaine Subé, tant de nymphes sont assises toutes nues et sans pudeur, bien en vues ? C’est que sans doute l’industrie de la laine ne produit plus de quoi les vêtir et que notre vin leur a joué un tour.

Dès lors la fontaine ne cessera d’être représentée sous toutes les coutures (sans jeu de mot voulu, bien que ce fut le nom de la place jusqu’en 1850). Pendant la guerre de 1914-18, la fontaine subira quelques dégradations, les statues des “fleuves” perdront quelques morceaux de leur anatomie comme la Suippe qui y perd la tête et l’Aisne tandis que la Vesle disparaît en totalité. Cela n’empêchera pas notre fontaine de continuer à être après la cathédrale le sujet rémois le plus illustré par la carte postale.

Le 18 mars 1932, un conseiller municipal, M. Lescuyer, interroge pour savoir si les réparations nécessaires sont envisagées : “Il apparaît comme tout à fait anormal aux étrangers que la statue “La Suippe” n’ait plus de tête..;” Très peu de temps après, le chroniqueur Enguerrand Homps évoque cette fontaine dans un libel-charge dont je ne résiste pas à vous offrir d’importants extraits :

“…Sans doute un confiseur présomptueux en a dessiné la colonne, ennoblie en thyrse au moyen d’un pampre qui l’enlace. A la pointe de la colonne se tient par miracle une boule, et, sur cette boule, une dame acrobate en équilibre instable réussit perpétuellement son tour de force. On prit soin d’ailleurs de lui coller aux omoplates, en guise de parachute, deux ailes dorées. Des personnages sans occupation bien définie se mêlent à des ouvriers de professions diverses mais gourds également, installés à mi-hauteur et qui manient de vains outils. Plus bas, quatre petites femmes, dédaigneuses du moindre atour, folâtrent, retirent un filet de pêche ou se lavent les pieds dans les vasques. Le sculpteur a combiné, contrarié leurs attitudes avec goût, un souffle vivant assouplit leurs membres de pierre, elles évoquent la grâce flexible des jeunes cours d’eau dont elles portent les noms mais toutes quatre sourient bien niaisement, du même sourire automatique propre aux vendeuses de bazar”.
“..Quatorze ans après la dernière bataille, on a recueilli tous les blessés, enseveli tous les morts. Elles seules souffrent encore, privées de soin … Au centre de la place neuve, bien portante et solidement rebâtie, les nymphes estropiées provoquent moins la pitié que la dérision…”
“..Nous eussions volontiers sacrifié en rançon d’un seul chapiteau de la cathédrale toute la pièce montée saugrenue, tout le nougat pour noce villageoise qu’on appelle la fontaine Subé. Et si un trois cent cinq de plein fouet avait décollé de sa boule la dame équilibriste, peu de gens eussent versé des larmes….”

Au cours de la guerre suivante la “dame équilibriste” la “Renommée” en bronze qui ornait son sommet et avait échappé au 305 vengeur souhaité par notre chroniqueur ne résistera pas à la cupidité imbécile des récupérateurs qui enverront à la fonte ses quelques kilos de bronze en mars 1942.

Pendant plus de quarante ans la fontaine restera sans couronnement. Elle sera même menacée de destruction dans les années cinquante jusqu’à ce que l’on se rende compte que les héritiers du donateur n’étaient pas d’accord. Le goût évoluant, après l’indifférence, vint le temps de la redécouverte.
Une “victoire” en matière synthétique est venue prendre la place laissée vacante par la “Renommée” de 1906.
Elle restera toujours dorée tandis que l’or du clocher de Saint Jacques finira par prendre la patine du temps. Aujourd’hui, toujours sans eau, la fontaine trône au milieu de la place refaite à neuf et rendue aux piétons. La “Suippe” face à la rue de l’Etape a toujours son “S” en trop, sa tête et son bras droit en moins. Au dessus d’elle, telle une amazone, la “Vigne” est amputée du sein droit mais également du bras droit. Face à St Jacques, le berger n’a plus son bras droit, tandis que sous lui “l’Aisne” est veuve de son pied droit. Côté rue Buirette, le “Forgeron” pleure son bras gauche au dessus d’une “Marne” qui a laissé son pied et son bras droits au champ d’honneur, tandis que face à la gare, si la Ville de Reims et “le Commerce” sont toujours là, “La Vesle” quant à elle n’est plus qu’un moignon informe.

3 époques : avant la Grande Guerre, avant 2015 et après la restauration de 2015-16

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