Enquête sur le grand balcon extérieur du théâtre de Reims

Par Anne Jacquesson – avril 2023/août 2024

Beaucoup de théâtres, principalement ceux construits au XIXe siècle, ont un balcon extérieur1 en façade principale. Le plus souvent, la balustrade est en pierre. Quelques-uns possèdent des balustrades en
ferronnerie, la Comédie Française par exemple. Celle de l’Opéra de Reims (comme s’appelle ce bâtiment aujourd’hui) est particulièrement intéressante.

1-Alphonse Gosset, dans Considération sur l’architecture théâtrale. Application au théâtre de Reims, édité par P. Dubois et Cie à Reims en 1867, en explique la raison, pp. 10-11 : « Au 1er étage, sur la façade, doit se trouver le foyer public, vaste et allongé pour la promenade, accompagné, s’il se peut de salons garnis de divans pour la conversation et en communication avec une salle de rafraîchissement. Le public venant aussi au foyer pour y respirer un air moins chaud que dans la salle, il lui est agréable de pouvoir se promener sur une terrasse, une loggia, ou au moins un balcon. » A. Gosset poursuit, à propos à Reims, p.21 : «[…] de grandes portes-fenêtres s’ouvrent sur un balcon qui occupe toute la longueur et, au-dessus, des œils-de-bœuf éclairent les voutes. »

Alphonse Gosset,
Théâtre de Reims, façade principale, élévation, entre 1866 et 1873, plume et encre, aquarelle et rehauts de gouache blanche sur papier, H. 75,2 ; L. 99,5 cm., Achat, 1985, © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais /Patrice Schmidt
Photo Wikipedia

Le théâtre de Reims fut construit entre 1866 et 1873, à la mode Napoléon III, par Alphonse Gosset (1835-1914). Il n’est pas besoin d’être spécialiste pour reconnaître la source d’inspiration de l’architecte rémois. Gosset a beaucoup écrit sur le sujet et les archives du Musée d’Orsay conservent nombre de ses dessins de l’opéra Garnier.
Le théâtre de Reims fut lourdement endommagé pendant la première guerre mondiale. Il fut rebâti par François Maille et Louis Sollier en 1931.

La façade de 1873, partie la moins abîmée lors des bombardements, fut restaurée tandis que l’intérieur fut reconstruit dans un style art déco. Les ferronneries d’Edgar Brandt, à l’intérieur du bâtiment, sont aujourd’hui bien connues. Le balcon des années 1870 qui décore la façade principale extérieure possède lui aussi de l’intérêt. D’abord parce qu’il est d’origine, presque identique à celui d’avant-guerre, ensuite parce que son horizontalité participe à l’harmonie de la façade, enfin parce qu’il s’agit d’un bel objet décoratif dans le goût de l’époque : cette balustrade de ferronnerie est
une des plus belles parmi celles qui décorent les façades de théâtres en France.

I) Comparaison avec les balcons métalliques d’autres théâtres, à Paris comme en province

A Paris, même réhaussée de symbôles du Second Empire et d’éléments décoratifs sur sa façade principale, la balustrade de la Comédie Française1 (ci-dessous, à gauche) reste d’une grande sobriété. Elle s’harmonise avec le style néoclassique du vaste bâtiment. Elle semble être en fer forgé orné de fonte. Celle du théâtre du Gymnase2 (photo au centre) construit en 1820 mais dont la façade fut restaurée par Charles De Lalande plus tardivement est une production en fonte de la fin du XIXe siècle par l’entreprise Durenne3 : on la retrouve sur nombre de bâtiments à Paris comme en province. Enfin, les balcons du théâtre de la Renaissance (à droite), construit par De Lalande également en 1873, en fonte encore, sont plus intéressants : dessinés par Albert de Korsak4, ils offrent des points communs avec le balcon de Reims mais n’ornent que les façades latérales du théâtre.

1 – La photo de la Comédie Française est de F. Jacquesson, en avril 2023, celle du théâtre de la Renaissance est l’œuvre de Dominique Perchet (2012) sur le site Ars-metallica, l’ancienne photo du théâtre du Gymnase provient du site wikipédia.
2 – On remarque les candélabres à globes au théâtre du Gymnase.
3 – La balustrade du « Gymnase » provient des fonderies Durenne, catalogue de 1890, planche 286, (https://bibliotheques-specialisees.paris.fr).
4 – Selon Gérard Anthony, 2000 ans d’appuis, p. 196. Albert de Korsak (1846- entre 1895 et 1906) est connu comme architecte-décorateur, ingénieur diplômé de l’École centrale des Arts et manufactures promotion 1870. Le modèle de ces balcons apparaît dans le catalogue Dufilhol 1897 de la fonderie de Tusey, planche 139, visible sur le site e-monumen, réf. : TU_DU_1897_PL139.

En province, les jolis théâtres de Cherbourg-en-Cotentin1, de Saint-Dizier2, de Guéret3 sont parés de fontes proposées sur catalogues visibles sur des bâtiments différents dans la même ville ou ailleurs. D’autres, comme le théâtre d’Agen4, construits ou restaurés au début du XXe siècle présentent des garde-corps en fer forgé de style Art Nouveau.

1 – Le théâtre de Cherbourg-en-Cotentin fut construit par Charles De Lalande (encore lui) en 1882. Photo issue du site du Ministère de la Culture. Seules les façades des 2 ailes latérales offrent des balcons de fonte produits par la fonderie Hochard, voir le catalogue de 1884, planche 128 mais également le catalogue Capitain-Gény de 1911 (rachat du modèle, sans doute), planche 317 où apparaît le modèle exact.
2 – Grand balcon galbé de la façade du Théâtre de Saint-Dizier, catalogue de la Société des Fonderies de Bayard et Saint-Dizier, Album 1921, Fascicule 2, planche n° 175. Photo à droite extraite du site e-monument : https://e-monumen.net/patrimoine-monumental
3 – Photo du petit théâtre de Guéret extraite de Wikipédia. La balustrade provient de la fonderie Durenne, catalogue de 1890, planche 365, modèle UI (https://bibliotheques-specialisees.paris.fr)
4 – Photo du théâtre Ducourneau d’Agen extraite de Wikipédia.

Comparativement aux théâtres parisiens ou de province pourvus d’un balcon métallique, la balustrade du théâtre rémois présente la particularité d’être un modèle unique, joliment décoratif et d’occuper toute la longueur de la façade principale.

II) Évolution du balcon rémois

V. Grandvalet1, auteur d’un Historique du théâtre de Reims en 18922 dit quelques mots de la façade rémoise (en partie repris dans l’article wikipédia sur l’Opéra de Reims): « La façade, suffisamment ornée, est garnie d’un balcon en fer forgé et éclairée par 12 gros globes qui répandent la lumière dans la rue. »

1 – Victor Louis Joseph Grandvalet, libraire à Reims rue du Bourg Saint-Denis, né le 15 avril 1852. Laurent Antoine, dans la revue Amicarte, n°123 de juin 2020, indique que Victor (dit Virgile) Grandvalet possédait un bureau dans une aile latérale du Grand Théâtre de Reims. Côté rue Chanzy donc, anciennement rue du Bourg Saint-Denis.
2 -En ligne sur Gallica : http://catalogue.bnf.fr

Carte postale sur le site de la bibliothèque municipale de Reims, cote : B514546101_BMR56-178

Effectivement, sur la photo ci-dessus prise avant-guerre, les 12 candélabres intégrés au garde-corps sont
parfaitement visibles. S’agit-il vraiment de fer forgé ? Le fascicule « Focus Grand Théâtre/Opéra de Reims», publié en 2023, parle plus sûrement de fonte moulée. Enfin, Alphonse Gosset, l’architecte du théâtre lui-même, précisait dès 1877 : « Les balcons de façades sont en fonte ornée et fer forgé pour les montures et les assemblages […] »1.

Photo sd ReimsAvant

Les globes lumineux ainsi que les lanternes des arcades furent d’abord alimentés en gaz, puis en électricité à partir de 1888. L’influence de la Ville Lumière, s’inscrit non seulement dans le modèle du théâtre mais encore dans le mobilier urbain qui flanque le bâtiment : la première colonne postale rémoise, lumineuse bien sûr, est installée à gauche de la façade du théâtre en 1894 sur le modèle des colonnes publicitaires Dufayel ; symétriquement à droite, on peut apercevoir un kiosque façon colonne Morris. Le document photographique à droite, où le théâtre est pavoisé pour un événement d’avant 1914, montre que les candélabres se situent juste au-dessus des consoles qui soutiennent
le balcon, ce qui est pratique et discret pour y faire passer les tuyaux du gaz ou les fils électriques.

1 – Le Moniteur des Architecte, n°8 de 1877, p. 135, paragraphe « Serrurerie ».

Ci-dessous, la carte postale présente le « Grand Théâtre » après-guerre. On constate que la façade principale a été relativement épargnée lors des bombardements massifs subis par de la ville. Un coup d’œil plus attentif permet de remarquer la disparition des globes de verre aux sommets des candélabres du balcon, entre autres…

REIMS. 229. Façade du Théâtre. Rheims – Front of the Theatre., cliché E.D. ParisE. Le Deley, imp.-éd.Sans date2 Fi 454/2632Archives départementales de la Marne

Ce n’est rien comparé à la toiture et à l’intérieur du théâtre, complètement dévastés, comme le montre la photo ci- après1.

Photo agence Meurisse, prise de la cathédrale. Etat du théâtre en 1928, 10 ans après l’armistice lorsque la reconstruction de la ville est presque terminée. Le théâtre fut le dernier édifice public reconstruit après la 1ère guerre mondiale. Où l’on voit que l’intérieur a plus souffert que la façade ! En ligne sur Gallica :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90405412.r=Reims?rk=12167442;0

Ci-dessous, le théâtre après la reconstruction*. Trouvez les différences !2

1 – Site Olyrix, consacré à l’opéra : https://www.olyrix.com
2 – Dans La construction Moderne du 20 mars 1932, Antony Goissaud écrit page 394 : « Les édiles rémois ont tenu […] à conserver autant que possible l’aspect extérieur du théâtre d’Alphonse Gosset, œuvre conçue avec grandeur et qui durant plus de quarante ans contribua à la joie du public, aux fêtes et aux réceptions officielles. Les architectes Maille et Sollier en restaurant les façades ont allégé un peu l’ornementation sculptée de la façade principale en en respectant les lignes et les éléments d’architecture. » Un nombre non négligeable d’éléments sculptés ayant survécus aux bombardements ont été détruits lors de la « restauration » des années 1930, au nom de l’allègement d’un décor « trop chargé ». Effectivement, cette façade Second Empire n’était pas au goût de l’Architecture Moderne…

Le projet de reconstruction prévoyait la remise en service des candélabres à globes, comme en témoigne le dessin de 1924 des architectes François Maille et Louis Sollier.

Pour ce qui nous intéresse, si le balcon a perdu ses candélabres à gros globes, la balustrade n’a pas changé : les
candélabres abîmés, irréparables ou démodés, ont été transformés en pilastres de rampe, le tour est joué !
Aujourd’hui encore, cette balustrade est donc en grande partie fidèle à celle d’origine.

Photo A.J. en avril 2023

III) Alphonse Gosset et la ferronnerie

Parmi les documents conservés au Musée d’Orsay, on trouve de nombreux dessins d’Alphonse Gosset pour des rampes d’escaliers, des balcons et des grilles. Son goût pour la ferronnerie est donc avéré. Pour exemple, les deux projets1 ci-dessous destinés à une construction privée et où l’on retrouve le choix de candélabres à globe.

1 – Alphonse Gosset, Projet de rampe d’escalier en fer forgé pour l’hôtel de Mme Heidsieck, boulevard du Temple à Reims, Avant 1914, crayon, crayon de couleur, plume et encre, lavis sur papier calque, H. 26,5 ; L. 39,0 cm., et Projet de rampe d’escalier et de lampadaires en fer forgé pour l’hôtel de Mme Heidsieck, boulevard du Temple à Reims, Avant 1914, crayon, plume et encre, lavis sur papier calque, H. 30,5 ; L. 26 cm. , Dons Serge Gosset, 1986, © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

IV) Les motifs du balcon

Dans les archives d’Orsay, aucune trace cependant d’un dessin du balcon de l’opéra de Reims ni même d’une esquisse du garde-corps. Seul motif important dont il subsiste une trace dans les dessins préparatoire de Gosset : la Lyre. Motif adéquat au XIXe siècle pour un théâtre-opéra, on trouve une lyre stylisée1 au centre de chacun des éléments du garde- corps disposés devant les 7 travées de la façade. Son dessin anguleux fait écho aux lyres sculptées en pierre sur la même façade (par Wendling ou Pilet) et situées, au niveau de l’attique, juste au-dessus des colonnes et des pilastres qui ornent l’étage noble. C’est une ébauche d’un dessin* du même genre qu’Alphonse Gosset proposa pour les éléments décoratifs que l’on trouve encore dans les archives.

1 – Alphonse Gosset, Théâtre, éléments décoratifs de couverture, Avant 1914, crayon sur papier calque, H. 20,5 ; L. 13,5 cm., Don Serge Gosset, 1986, © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski (extrait)

1 – Photo floue A.J. avril 2023.
2 – Photo floue, idem A.J. avril 2023. 3 – La photo tout à droite provient du site Wikipédia « Opéra de Reims » (extrait). 4- Alphonse Gosset, Théâtre, éléments décoratifs de couverture, Avant 1914, crayon sur papier calque, H. 20,5 ; L. 13,5 cm., Don Serge Gosset, 1986, © RMN – Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski (extrait)

Mis à part la lyre, le garde-corps est composé de larges rinceaux, motif très caractéristique de la production de fonte décorative du XIXe siècle. Cependant, l’emploi presque exclusif de rinceaux, leur ampleur pour former l’essentiel du décor ne se retrouvent qu’assez rarement de cette façon.

C’est pourquoi la balustrade du théâtre rémois semble inspirée par un grand balcon1 proposé par la fonderie Durenne dans son catalogue de 1871. Bien sûr, les 2 balcons ne sont pas identiques et présentent mêmes des différences très notables mais des similitudes apparaissent clairement que l’on ne retrouve pas ailleurs. D’autre part, des « boutons » décoratifs similaires à ceux de la balustrade rémoise sont visibles dans le même catalogue Durenne2. Enfin, les datent sont concordantes.

1 – Catalogue Durenne 1871, balcon 1 : planche 81, en ligne : https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/
2 – Catalogue Durenne 1871, balcons de croisée, planche 12.

Par ailleurs, d’autres fontes employées sur la façade latérale côté rue Chanzy (anciennement rue du Bourg Saint- Denis) corroborent l’hypothèse d’une « inspiration Durenne ». En effet, les archives de la ville de Reims conservent un document sur les garde-corps prévus pour cette façade latérale. Il y est clairement écrit qu’il s’agit de fontes Durenne (voir ci-dessous). Ces balcons de croisées, aujourd’hui disparus, sont parfaitement visibles sur d’anciennes cartes postales du théâtre avant 1914.

1 – Archives municipales de Reims, FM4M61 (2)9« Ville de Reims. Théâtre. Façade latérale sur la rue du Bourg-Saint-Denis », balcons. s.d. 2 – Ici, carte extraite du site ReimsAvant : https://www.reimsavant.documentation-ra.com/le-theatre-carte-envoyee-en-1911/

Les fonderies Durenne comptent parmi les plus prestigieuses fonderies d’art et d’art décoratif de l’époque. La référence à des productions de celui qui créa l’École nationale des arts décoratifs, qui collabora avec nombres de sculpteurs, qui collectionna les récompenses lors des expositions universelles n’est pas désobligeante pour un jeune et ambitieux architecte de province. D’autres architectes ont collaboré avec Durenne, comme Henri Blondel né à Reims en 1821 et qui a dessiné des grands balcons pour les catalogues de 1868 et 1871 !

Catalogue Durenne,1871, Grands Balcons, planche 106, en ligne https://bibliotheques- specialisees.paris.fr

C’est donc tout un ensemble d’indices qui laisse penser que le dessin de la balustrade d’Alphonse Gosset pour l’opéra de Reims a pu être inspirée, au-delà de la mode Second Empire, par des créations de la fonderie Durenne plus précisément.

V) Les différents dessins du balcon

La comparaison, avec une vue actuelle31, de différents dessins publiés après la construction du grand théâtre
montre que l’aspect de la balustrade a légèrement évolué à plusieurs reprises. Le dessin primitif de l’architecte a donc été modifié et adapté. L’estampe ci-dessous32, par Ed. Laurent, qui reprend la version aquarellée d’Alphonse Gosset présentée en première page, propose une première version de notre balcon.

A gauche : Catalogue Durenne,1871, Grands Balcons, planche 106, en ligne https://bibliotheques- specialisees.paris.fr
A droite : Bibliothèque Municipale de Reims 514546101 Carnegie, planche LVIII_B_005
Bibliothèque Municipale de Reims 514546101 Carnegie, planche LVIII_B_005

Si l’esprit est le même (4 grands rinceaux en symétrie), le motif central de la lyre n’est pas encore en place, un autre motif occupe l’emplacement. D’autre part, le motif entre 2 candélabres (aujourd’hui pilastres de rampe) est assez différent.

En 1874, des gravures de la façade du théâtre rémois d’Alphonse Gosset, par Bruck, paraissent dans le Moniteur des Architectes1. Ci-dessous, la planche 67 et, à droite, un agrandissement du balcon.

1 – Le Moniteur des Architecte, n°11, 1874, planches 67, BMR Carnegie : B514546101_LVIII_G_001_BMR35

Enfin, plus bas, le modèle proposé dans un catalogue de fonderie en … 1897 ! Plus de deux décennies après la création du balcon, la fonderie de Tusey1 propose à la vente un modèle correspondant presqu’exactement au grand balcon extérieur du théâtre de Reims. Mis à part les bases des pilastres et des candélabres, chaque motif semble bien identique. Aucun nom de créateur du modèle n’est indiqué, alors qu’Alphonse Gosset est toujours en vie à cette époque. Les indications supplémentaire inscrites sur cette page du catalogue après le « Nota », ne manquent pas d’intérêt. L’implication d’un homme de l’art, un artisan serrurier comme on dit à l’époque, est nécessaire pour assembler les éléments composant le balcon puisque les « fontes sont livrées détachées ». D’autre part, l’élément décoratif de la lyre semble venir s’ajouter, comme en surimpression, à la balustrade initiale. Cela confirme les informations obtenues par l’observation des estampes précédentes : ce motif sans doute fut intégré au dessin du garde-corps dans un second temps. Cette lyre peut d’ailleurs « être remplacée par un autre ornement » (sans qu’il soit proposé de solutions alternatives).

1 – Le Moniteur des Architecte, n°11, 1874, planches 67, BMR Carnegie : B514546101_LVIII_G_001_BMR35

VI) Quelle fonderie ?

A ma connaissance, ce modèle n’a jamais été fondu pour un autre bâtiment ni installé ailleurs qu’au Grand Théâtre de Reims. Ce dessin de catalogue était-il seulement un modèle d’appel ? Et surtout, comment le modèle de ce balcon a-t-il pu se retrouver, presque 30 ans plus tard, parmi ceux de la fonderie de Tusey ? Même si les documents manquent, plusieurs hypothèses peuvent être émises.

Première hypothèse : Dans les années 1870, au moment de la fonte du balcon rémois, c’est la fonderie de Tusey, très célèbre fonderie d’art (autant que celle de Durenne) qui remporte le marché. L’usine est alors dirigée par Edmond Zégut, maître de forge entre 1862 et 1874. Le modèle est conçu pour être spécifique au théâtre de Reims. Une fois fabriqué, il n’apparaît donc pas dans les catalogues de la fonderie. Après la mort de Zégut en 1874, et après la direction de la fonderie par Louis Gasne de 1874 à 1896, l’usine est dirigée par Paul Dufilhol qui enrichit le fond de modèles en 1897, d’où l’édition supplémentaire du catalogue cette année-là. L’enrichissement du fond se fait par « le recyclage » de vieux modèles, par exemple celui de l’opéra de Reims, comme par la création de nouveaux.

Deuxième hypothèse : Edmond Zégut, maître de forge de la fonderie de Tusey depuis 1862, est un ancien associé d’Antoine Durenne à la fonderie de Sommevoire. Tous deux se partagent le marché du théâtre de Reims. A. Durenne produit en nombres les balcons de fenêtres des façades latérales, tandis que Zégut fabrique la balustrade du grand balcon de la façade principale. Après la mort de Zégut… (voir plus haut).

Troisième hypothèse : Le balcon rémois a bien été fondu à Sommevoire chez Durenne, mais, en 1897, pour enrichir son fond de modèles, Dufilhol, le directeur de la fonderie de Tusey, s’en procure dans d’autres usines. D’ailleurs, Antoine Durenne est mort en 1895. Le cas n’est pas unique. C’est ainsi que l’on retrouve dans le catalogue de la fonderie de Tusey en 1897 un modèle de grand balcon, seulement visible au 31 boulevard Haussmann à Paris1, fabriqué en 1886 par la fonderie Denonvillers. Ou trouve encore, dans ce même catalogue Tusey de 1897, le balcon dessiné par Albert de Korsak (sans que son nom soit mentionné) pour le théâtre de la Renaissance inauguré le 8 mars 1873, à peine deux mois avant le théâtre de Reims2 !

Difficile de trancher. Peut-être existe-t-il encore une autre explication…

1 – Il s’agit du balcon de l’immeuble de Caillebotte, mainte fois représenté par Gustave Caillebotte sur ses toiles.
2 – Inauguré le 3 mai 1873.

VII) Le serrurier qui installa le balcon

Victor Grandvalet, dans son Historique du théâtre de Reims1, renseigne sur le serrurier qui obtient l’adjudication des travaux en cette matière en 1867 : un certain M. Closson. D’autre part, dans Le Moniteur des Architectes de 18772, Alphonse Gosset lui-même indique que les travaux de serrurerie ont été effectués par « Closson-Denis ».

Effectivement, François Closson (1831-1874)3, demeurant au 20 rue de l’Université, était maître serrurier à Reims à cette époque. François Closson-Denis décède quelques mois après l’inauguration du Grand Théâtre et son fonds de commerce de serrurerie et de mécanique est à céder en mai 18744. Quelle est la part de cet artisan serrurier qualifié dans le dessin et la fabrication de cette balustrade ? S’agit-il d’une simple mise en place du balcon ou d’une participation plus active ? Encore une fois, les documents manquent. Cependant quelques renseignements supplémentaires offrent des indices. Sa veuve, Marie Emilie Denis, née en 1837, quitta Reims pour Paris où elle est décédée le 25 janvier 19215. Leur fils Georges Closson (1865-1945), né à Reims, fit les Beaux-Arts de Paris et devint architecte6. Ces détails donnent une indication sur le milieu social et culturel relativement privilégié de la famille, corrobore le statut de maître-artisan de François Closson-Denis qui pourrait avoir participer, au moins en partie, au dessin définitif de la balustrade.
Il est possible donc que le dessin d’origine de la balustrade de l’opéra de Reims, proposé par l’architecte Alphonse Gosset, fut inspiré par des productions de la fonderie d’Antoine Durenne et fut adapté ou retravaillé par le serrurier, François Closson-Denis, à qui l’ouvrage fut confié.
Malgré la disparition des 12 candélabres à globes après la première guerre mondiale, la balustrade d’origine put être sauvegardée pour l’essentiel comme la façade du théâtre. Parmi les quelques balustrades en ferronnerie qui décorent les théâtres de France construits au XIXe siècle, celle de l’opéra rémois est une des plus belles.


1 – Opus cité, voir note 10 et bibliographie
2 – Le Moniteur des Architectes, n°8 de 1877, au chapitre « Dépenses, tableau de récapitulation des mémoires vérifiés, serrurerie et quincaillerie », p.137.
3 – Acte de naissance de son fils Georges, futur architecte, en 1865.
4 – Encart dans le Journal de la ville de Saint-Quentin et de l’arrondissement du 28 mai 1874, p.4/4.
5 – Information trouvée sur généanet : https://www.geneanet.org/registres/view/174086/151
6 – Article Wikipédia sur Georges Closson.

Bibliographie


ANTHONY Gérard, 2000 ans d’appuis, du Maenianum au balcon, éditions H. Vial, 1999.
GOISSAUD Antony, « Le Grand Théâtre Municipal de Reims », La Construction moderne, 20 mars 1932, pp. 394-407.
GOSSET Alphonse, Considérations sur l’architecture théâtrale. Application au théâtre de Reims., édité par P. Dubois et Cie, Reims, 1867.
GOSSET Alphonse, « Le Théâtre de Reims », Le Moniteur des Architectes, textes : 1874, n°11 pp.184-188, pl. 28, 61-62, 69 ; 1876, pl. 33-34 ; 1877, n°8 pp.134-138, pl. 37, 38, 39, 43, 44 et V ; 1878, pl. 4 ; 1879, pl. II-IV.
GOSSET, Alphonse, Traité de la construction des théâtres : historique de la construction des théâtres, principes généraux de la construction des théâtres modernes, éd. Baudry (Paris), 1886.
GRANDVALET V., Historique du théâtre de Reims, précédé d’un souvenir rétrospectif sur la salle de la rue de Talleyrand, Publication : Reims : V. Grandvalet fils, 1892.
RIGAUD Olivier, « Le Grand Théâtre de Reims : un siècle d’aménagements (1870-1970) », Regards sur notre patrimoine, n° 10, 12/2001, pp. 8-16.
Ville de Reims, « Focus Grand Théâtre Opéra Reims », 2023.

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